18 octobre 1914. Le temps est très triste, brouillard et fine pluie, boue et pataugeade.



18 octobre 1914. Ménil-aux-Bois

Le temps est très triste, brouillard et fine pluie, boue et pataugeade.

La femme d’un capitaine, aux armées actuellement, me fait demander pour soigner son petit garçon. Je la trouve logée dans une pièce à peine éclairée. Son enfant est étendu, tout fiévreux, sur un matelas à terre. Elle a une habitation à Sampigny et elle a dû fuir le bombardement.

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Sampigny a le don d’exciter la rage de l’ennemi qui n’a pu y pénétrer : depuis trois semaines, chaque jour, Sampigny est bombardé. La raison de cette obstination est bien simple : de la maison du Président Poincaré il reste encore le toit, bien que les murs soient éventrés : tant que ce toit ne sera pas démoli les obus tomberont et tant que les artilleurs bavarois seront maladroits le toit ne sera pas démoli. C’est fort ennuyeux pour les voisins du Château Poincaré (c’est ainsi qu’on désigne ici la maison du Président).

Brrroum !… brrroum !… Ce sont les grosses marmites qui s’acharnent contre Sampigny.

C’est aujourd’hui dimanche. Nous ne le savons que par une note d’un aumônier militaire nous avisant qu’il y aurait messe à 11h. A 11h la petite église est bondée de troupiers. Plus on est près de l’ennemi, plus il y a de soldats à la messe… Encore une messe au son du canon ! Le sermon très bref de l’aumônier, scandé par l’éclatement des obus, voilà du sublime. J’en étais frissonnant de la tête aux pieds.

La situation militaire par ici est la suivante : 140.000 hommes de l’armée ennemie se sont emparés de la région de Saint-Mihiel. Pas un n’a pu franchir la Meuse.L’ennemi occupe donc des positions de la rive droite de la Meuse que nous bombardons de la rive gauche. Nous avons également de l’artillerie sur la rive droite entre Mécrin et Marbotte. Cette artillerie arrose la forêt d’Apremont où ont eu lieu des combats très sanglants. De tous les forts situés entre Commercy et Saint-Mihiel, un seul a été pris, le fort du Camp des Romains, la garnison s’est rendue avec les honneurs de la guerre.

Ménil-aux Bois se trouve à l’ouest de Sampigny et à cinq kilomètres de cette ville.

Midi-

Nous déjeunons au milieu d’un nuage de mouches. Au bord de notre verre elles sont là perchées comme des hirondelles sur un fil télégraphique. Nous sommes obligés de tenir notre pain sous notre serviette, de recouvrir notre verre avec une feuille de papier. C’est un fléau. La fièvre typhoïde sévit dans l’armée qui opère par ici. Dans notre régiment il en existe déjà quarante cas.

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16h

Nous avons allumé du feu dans le cabinet de travail de la maison Lefolcalvez. Nous avons découvert un phonographe et voilà que les pieds au feu, l’oreille à la musique, indifférente à la canonnade, nous commençons à comprendre la guerre comme les Allemands l’entendent : profiter des conforts rencontrés au hasard de la campagne en prévision de la botte de paille de demain. Moi, enfoncé dans un excellent fauteuil, je lis les Saisons de Saint-Lambert1 et parce que j’y trouve au Livre du Printemps les vers charmants :

Déjà le rossignol fait retentir les bois ;

Il sait précipiter et ralentir sa voix ;

Ses accents variés sont suivis d’un silence

Qu’interrompt avec grâce une juste cadence…

j’oublie d’entendre la voix hurlante des shrapnells qui par ce jour brumeux d’automne fait retentir lugubrement le bois de Béléhène.

1 Jean-François de Saint-Lambert (1716-1803), poète né à Nancy, ami des Encyclopédistes.

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Une réponse à 18 octobre 1914. Le temps est très triste, brouillard et fine pluie, boue et pataugeade.

  1. Patrice PONSARD dit :

    le fameux saillant de Saint-Mihiel…Il faudra hélas attendre septembre 1918 et l’aide massive et déterminante des troupes US pour le réduire, au prix de très violents et meurtriers combats…

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