31 décembre 1918. Les temps sont noirs. L’horizon est barré.



31 décembre 1918.  Saint-Avold

Les temps sont noirs. L’horizon est barré.

Il ne faudra pas que l’on croit dans cent ans que c’était gai, la Victoire.

Il faudra montrer à nos arrières petits-enfants les routes de Lorraine détrempées par les inondations où allait la théorie des soldats fatigués, des chevaux fatigués, des voitures fatiguées, des camions fatigués ; où marchaient en bandes loqueteuses, misérables, déshumanisées, Russes, Roumains, Italiens, Français, Anglais, poussés hors d’Allemagne, harcelés par la grippe et redoutés des populations. Il faudra leur montrer le champ de désolation de la Champagne et de la Meuse, de la Picardie et des Flandres, où se lamente sans vivres et sans abris sous les pluies exécrables d’un hiver pourri tout un peuple accouru des exils de Gascogne, de Touraine, de Poitou dès les premières heures de l’armistice. Il faudra leur montrer Nancy, carrefour des misères où la grippe terrasse les rapatriés au seuil de la Terre Promise, les démobilisés échappés aux obus, aux gaz et aux balles ; Reims qui n’est plus, Lille où l’on est affamé, Mézières où le Président Poincaré voulant prendre la parole avant-hier fut réduit au silence par la foule au ventre creux : « Du pain, de la viande, des légumes et les discours ensuite !… » Il faudra leur montrer l’Allemagne gagnée par un bolchevisme d’anéantissement, livrée en quelques semaines à une poignée de bateleurs et de matelots, impuissants à nous livrer les wagons et les locomotives de quoi dépend la vie de nos frères du nord, et nous obligeant dans un geste féroce de vaincue à mâcher l’amer laurier de notre victoire. Il faudra leur montrer un gouvernement d’hommes intelligents accablé par l’énormité de la besogne, disant et contredisant, ordonnant et désordonnant, en mésentente générale avec le commandement, et, entre autres exemples, un préfet de Meurthe-et-Moselle « chipant » pour ses rapatriés civils un hôpital où venaient s’abriter pour y guérir ou pour y mourir quelques centaines de rapatriés militaires grippés. Il faudra leur montrer Paris insouciant et fol, illuminant ses restaurants, ses rues de la Paix et ses théâtres, fêtant coup sur coup le roi d’Italie, le roi d’Angleterre, le roi des Belges et Wilson, Paris, vieille coquette ayant retrouvé sa poudre, son rouge et ses mouches et tenant salon au boulevard des Italiens à l’heure où tout un monde s’écroule.

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