25 décembre 1918. Sarrebrücken
Cinquième Noël de guerre. Je veux le passer dans une des villes les plus prussiennes de l’Allemagne. Les Lorrains de Saint-Avold (il y en a quelques-uns), m’avaient dit : « A Sarrebruck on est plus boche qu’à Berlin. » Ca c’est vrai : à Sarrbrücken on est très ostensiblement boche, très, très. J’en ai fait l’expérience en ce jour de Noël si noir dans le Saarthal.
La Bahnhofstrass est fort animée. C’est une belle longue et large rue avec un tramway, des magasins brillamment achalandés, des cinémas, des brasseries, une incroyable profusion de marchands de cartes postales et de cigares.* Les marchands de tabac exposent des pipes en porcelaine, en merisier, en bruyère, et des pipes d’un mètre de hauteur où l’on voit parmi les motifs mascaronnesques du bois sculpté un cheval d’argent qui traverse le tuyau au galop, un chasseur tyrolien qui joue du cor et, sur le fourneau, le Kaiser Wilhelm II jeune et souriant. Les magasins de nouveautés offrent des paletots assez minces à 250 mark, des chapeaux de feutre vert très en vogue à Sarrbrücken, des chemises de toile à fleurettes. Trop de fleurettes sur le linge, sur les porcelaines, sur la façade des maisons. Les libraires ont à l’étalage des livres, des livres, oh ! que de livres ! Des livres bien édités, beau papier, reliés avec goût, bon marché. Des romans, des romans, que de romans ! Beaucoup de recueils de poésie. En Allemagne on lit les vers.
Sur le trottoir où circulent, bleu pâle, astiqués et bien tirés, les soldats du 32ème régiment d’infanterie (Tours, Châtellerault), sur le trottoir de la Bahnofstrass la foule endimanchée est très visiblement hostile. Les femmes, si on les regarde, détournent brusquement la tête. Elles ne sont pas jolies. Je n’ai pas vu une seule jolie femme de toute cette journée où tout le monde était dans la rue. Pas une femme élégante, les chapeaux sont particulièrement laids. Je n’ai pas rencontré beaucoup de femmes du genre répandu en France par la caricature : la grosse femme blonde est rare dans le Palatinat. Les hommes –beaucoup portent le ruban noir et blanc de la Croix de fer au revers de leur pardessus -, les hommes ont en me croisant un pli de mépris au coin de la lèvre. Ils sont couverts d’un paletot étriqué à col de fourrure. Leur tête est couverte d’un étriqué petit chapeau mou : la mode de l’étriqué lancée par le Kronprinz est toujours en faveur. Un jeune homme élégant, portant des lunettes noires sur deux yeux énucléés, circule d’un pas rapide conduit par un chien du type « policier » portant à son collier une clochette qui tintinnabule. J’ai rencontré des borgnes, des défigurés, des boiteux, je n’ai pas vu un seul amputé de bras ou de jambe.
Je suis entré au Kammer-Lichtspiele qui m’a paru être le premier cinéma (Kinema) de la ville. J’ai pris place dans un fauteuil entre un jeune homme et une jeune femme parfumée à l’essence de rose. A peine étais-je assis que la jeune femme parfumée se leva brusquement dans un grand bruit de fauteuil bousculé et s’alla installer ailleurs. J’en profitai pour étendre bras et jambes et pour goûter confortablement les péripéties du film policier qui se déroulaient sur l’écran tandis qu’un excellent orchestre jouait de la musique de Strauss.*
Je conserve le billet d’entrée qui m’a permis d’être le témoin et un peu l’acteur de cette manifestation caractéristique.[…]
[Les usines] font à la ville une couronne de cheminées hautes d’où les voies ferrées rayonnent comme les raies d’une auréole. Sarrebrück est comme la reine du royaume du charbon. Comme il sied à la reine d’un tel royaume, Sarrebruck est noire. Ses maisons en ciment rose, en briques jaunes ont été bien vite noircies par la suie des fumées. Sarrebruck, si animée, si éclairée, est une ville de spleen.
Et je songe, en m’éloignant de là, à Tours en Touraine… à Tours dont les enfants sont ici, vêtus de bleu de ciel sous le ciel gris du Palatinat[…]