28 septembre 1914. Extraits de lettres de troupiers.



28 septembre 1914. 

Extraits de lettres de troupiers :

« Tu me demandes si j’ai vu des Boches, j’en ai vu comme je te voi et tu parles que j’ai entendu siffler les balles et les obus. On n’y fait même pas attention, on a qu’a se figuré qu’on est au champ de tir et ce qui y a c’est qu’ils ne nous attende pas quand on avancent ils reculent ce qui fait qu’on n’a pas le plaisir d’en enfiler un. »

« …aussi les Boches ont été obligés de se débiner en vitesse et accompagnés de nos petits 75 je te dis que ça… »

« Quant à la nourriture nous avons deux fois comme nous pouvons manger, on touche la ration forte, le double qu’à la caserne. Nous mangeons du bœuf rôti tous les soirs. Je vous assure que l’on mange de la viande toute la journée et une bonne bidoche. »

« Sais-tu, Caroline, je suis entré dans une mauvaise passe et le jour de mon baptême du feu j’ai perdu mon porte-monnaie »

« Nous avons reçu le batême du feu et vous savez ce n’est pas rigolo vous pouvez croire que nous en menions pas large nous avons été une bonne demie heure couchés sur notre ventre que les aubus nous passait 20 cm sur la tête et après nous sommes avancé sur les tranchets alemandes que les balles nous siflaient sur la tête avec le sac devant nous et bien vous pouvez croire que nous en menions pas large. »

« Pour mon compte je l’ai échappé belle j’ai reçu un obus à 10cm de moi j’ai été soulevé de terre j’ai fait 2 ou3 trois tours et culbutes et je me suis levé au bout de 5 a 6 secondes. Je me croyais foutu. »

« Si tu avais vu les pruneaux que leur envoyait notre artillerie c’était quelque chose. »

« Je t’assure que c’était pas le moment de dire la plus belle de ses chanson car les obus et les balles nous ont réchauffé les oreilles. »

« Nous avons eu l’occasion de dérouiller nos pettoires ces jours derniers et tout ce que je peux vous dire c’est que les Boches tirent comme des pieds qu’ils sont, les lâches. »

« Quand on est sur le champ de bataille on ne songe plus à rien, non ma pauvre Joséphine, je ne devrais pas le dire mais c’est cependant exact, vous êtes enivrés par la poudre, vous ne songez qu’une chose défendre votre peau et dégringoler des boches le plus possible. »1

Minuit : ordre de départ pour occuper Badonviller et repousser l’ennemi au sud-est de cette ville. Nous quittons Deneuvre.

Badonviller

C’est la ville tragique du début de la guerre, la ville des premiers assassinats, des premiers viols, des premiers incendies. C’est ici la ville du maire héroïque. Le premier civil décoré au début des hostilités. Enfin, c’est, à la suite des horreurs commises ici que le Président de la République a commencé de protester auprès des puissances neutres.

Quand nous arrivons dans cette ville pillée et en partie incendiée, on nous reçoit en vainqueurs et en libérateurs : des petites filles viennent nous offrir de grands plats de poires cuites, des habitants distribuent aux troupiers poires et pommes à pleins paniers. La joie se lit sur tous ces visages, depuis deux mois crispés par l’angoisse.

L’église est une ruine impressionnante. L’incendie a fait s’écrouler ses lourdes colonnes. Les cloches fondues sous la chaleur se sont effondrées.

Seule, intacte, toute droite dans sa cuirasse argentée, Jeanne D’Arc continue à lever les yeux au ciel, serrant son épée contre son cœur…

Il y a un petit détail qui me frappe. Il est tragique si l’on veut bien se souvenir des horreurs qu’il rappelle. La plupart des vitres des fenêtres sont percées de petits trous bien ronds autour desquels le verre est finement fendillé. C’est par ces petits trous que sont entrées les balles qui frappèrent l’ancien maire, la femme du maire actuel, tant d’habitants inoffensifs sur la terreur desquels se déchaîna l’ivresse sanglante des Bavarois. […]

4h. J’ai poussé avec le commandant, une reconnaissance jusqu’à nos avant-postes. Ils se trouvent, les uns sur la route d’Allarmont, les autres sur la route de Pierre-Percée, les uns et les autres en pleine forêt. Paysage grandiose, futaies de hauts sapins solennels, où règne un silence religieux. Ah ! quelle émotion pour moi de me trouver soudain en montagne dans mes paysages bien-aimés. De profonds ravins, des roches de grès, des hautes mousses… Suis-je ici pour jouir de tant de beautés ? Puis-je respirer à pleins poumons l’air parfumé des Vosges ? Continuè-je mon séjour merveilleux des Alpes ?… Je me laisse aller au rêve de n’être plus un guerrier mais un promeneur grisé de sa course… A chaque tournant je m’émerveille ; à chaque ravin je m’exclame… les branches de sapins se découpent sur un couchant rouge, complétant l’image d’une cathédrale aux vitraux étincelants…

Est-ce donc un rêve ?

Soudain, la fusillade résonne et se perpétue de ravin en ravin, là, tout près de nous… Des balles sifflent dans les branches… Et puis, à ce tournant, tout à coup, j’aperçois la chère silhouette d’un chasseur alpin. Mes chasseurs ! Ils sont ici ! j’ai donc mes chasseurs et ma montagne ! Ah !comme mon cœur bondit ! Comme me voilà jeune, ardent, frémissant… Non, je ne suis plus un touriste. Qu’on me donne un fusil ! Je veux aller vers mes petits amis, mes frères de jadis2, je veux détruire avec eux l’ennemi exécrable qui leur a fait tant de mal… Cependant la fusillade cesse… Le grand silence s’étend de nouveau sur la forêt étonnée de tant de bruits guerriers, et, seul, de temps en temps, un peu de vent en chantant dans les branches trouble le calme des arbres qui s’endorment. Et je m’en retourne, le cœur troublé de la plus douce émotion. Mes chasseurs sont là ; je suis dans ma montagne ; la guerre n’est plus si triste…

9h- Contrastes de la guerre ! Déjà j’avais préparé ma grosse couverture de bivouac et j’envisageais, avec d’ailleurs un secret contentement, les charmes et les inconvénients d’une nuit passée en forêt… Le sort en a autrement décidé, puisque j’écris ces lignes, étendu dans un magnifique lit Louis XVI, dans une chambre de six mètres sur cinq, aux parquets couverts de fourrures précieuses et garnie de meubles du style, comme disent les tapissiers, « le plus pur ». Oui, je suis l’hôte de Mme Carier-Clavé dont la vieille demeure a été épargnée grâce à la bravoure et au sang-froid de cette jeune française dont l’aplomb a ahuri les officiers bavarois. Elle me reçoit comme un prince. Il n’est de soins dont elle ne m’entoure. Ses domestiques sont les miens, sa table m’est ouverte. (Je lui fournis mon pain, mon gros pain de troupes qu’elle savoure comme de la brioche). Et voilà, comme Annibal, que je m’endors dans les délices d’une nouvelle Capoue, alors que tout près d’ici le canon gronde dans la nuit… Ce sont les contrastes de la guerre ! Il a fallu que je vinsse à quelques pas de la frontière, au contact intime de l’ennemi, pour être enfin bien couché !

1 Bedel a transcrit ces textes sans en modifier l’orthographe, nous avons fait de même.

2 Bedel a fait une partie de son service militaire dans le corps des chasseurs alpins.

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Une réponse à 28 septembre 1914. Extraits de lettres de troupiers.

  1. Patrice PONSARD dit :

    qui est donc cette mystérieuse Madame Carier-Clavé de Badonviller  » dont la bravoure , le sang-froid et l’aplomb ont ahuri les officiers bavarois » ?
    Et si notre héros goûte chez elle pour quelques jours aux délices d’une nouvelle Capoue, reconnaissons qu’il l’a bien mérité !
    Quant aux extraits de lettres de troupiers écrites de façon spontanée, et transcrites telle quelle par Maurice Bedel, elles nous décrivent bien les ressentis du fantassin de base, face aux péripéties et aux incertitudes du combat…

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