8 décembre 1918. Une auto : Pétain.



8 décembre 1918. Metz

Sur la vieille esplanade qui en a tant vu, et de toutes les couleurs, aujourd’hui la foule est bleue et kaki. A gauche des tribunes un tas kaki où brillent les reflets des cuivres de musique des Américains ; en face, le tas bleu des Français.

Une auto : Pétain. La taille un peu épaisse dans le drap clair, le visage écrasé par le képi à trois rangées de feuilles d’or. Un petit cri, comme d’une souris : « Vive la France ! ». C’est un bambin de cinq ans costumé en colonel d’infanterie qui l’a lancé dans l’émotion recueillie de la foule. Pétain sourit, salue, s’incline et serre la main de l’enfant, très grave… Dans cinquante ans, le petit Messin racontera avec des détails pittoresques comment le maréchal Pétain lui serra la main. Et dans ces temps-là Pétain sera devenu quelqu’un dans le genre de Kléber…

Puis un gros homme marchant à petits pas, précédé d’un ventre et d’une paire de sourcils. Il me prend le coude, il me dit : « Je vous demande pardon. » et dans la foule, un peu indifférente des officiers, Joffre se fraie un passage jusqu’au groupe des généraux où j’aperçois la manche flottante de Gouraud, la barbiche de Balfourier, les mille petites rides du visage ennuyé de Foch.

Le canon… Baoung !… Baoung !… Baoung!… Une rumeur lointaine… Et… Dieu, quelle est cette lourde plainte qui étend sur la ville ses vagues d’airain ?… La Mutte. Le vieux bourdon colossal de la cathédrale sonne la délivrance de la ville avec une voix de Jugement dernier.

Un bouquet de fleurs cahoté entre deux pelotons de cavaliers : et parmi les œillets et les roses le crâne à poils ébouriffés du Président Poincaré, le haut-de-forme en bataille de Clemenceau, le képi haut du général Duparge et le tube provincial de Monsieur le Maire de Metz. Poincaré, pâle, pleure : est-ce le froid ? est-ce la chaleur de l’accueil ? On crie, on trépigne, on clame, on s’égosille. Dans les mains, des mouchoirs, des chapeaux, des drapeaux s’agitent. La musique américaine lance de ses instruments énormes une Marseillaise acclamée… Le canon fait : « Baoung !… Baoung !… Baoung !… » La Mutte fait : « Meung !… Meung !… Meung !… ». Et la foule fait : « …ance !…menceau !… Vive la Rép… ! … caré !… uplique !… ance !… ance !… » La Daumont fleurie promène le crâne, les deux hauts-de-forme et le képi devant les troupes et vient déposer son quadruple fardeau à mes pieds… non !… c’est aux pieds de Pétain… Et dans un silence, dit « impressionnant », d’une voix qui, ma foi, claironne, Monsieur le Président de la République dit à Monsieur le Maréchal Pétain des choses très officielles. Puis de la main droite il remet dans la main droite du vainqueur de Verdun un bâton de velours qui ressemble à un bâton de sucre de pomme. On s’embrasse. Clemenceau embrasse Pétain et …ah ! diable, ça, ça n’était certainement pas prévu, le geste a été d’un élan spontané, Poincaré se jette au cou du « cher vieux Tigre » et le baise d’un baiser dont le bruit, à la fois sonore et mouillé, est venu jusqu’à mes oreilles…

C’est long. On s’impatiente… Mais on est soudain dédommagé : Wells réalise sur la vieille Place Royale de Metz un roman martien : les tanks, en bon ordre, avancent au milieu du silence d’une foule qui ne sait que penser de ces bêtes monstrueuses qui ont un nez pointu, deux petits yeux carrés, et qui marchent sur des coudes en trottoir-roulant. Les autos-mitrailleuses, capots ouverts, très vaches normandes, elles aussi, amusent mais n’émeuvent pas. A cette foule avide il faut des soldats bleus et rien que des soldats bleus.

La mécanique et multicolore parade est terminée. Le crâne, les deux tubes et le képi surgissent à nouveau du parterre de fleurs de la Daumont. Mais la foule a rompu les barrages. Impossible de démarrer. Acclamations. Poincaré debout envoie des gestes enthousiastes de sa main gantée dont le blanc est déjà moins blanc. Elle dit, cette main : « Vive la Lorraine !… Laissez-moi démarrer !… Vive Metz !… Ecartez-vous !… » Rien à faire la foule obstinée veut toucher la main en question, ou, à défaut de la main, les roues du carrosse, la crinière des chevaux, les bottes des dragons-postillons. Alors le Président rit, Clemenceau rit, les valets de pied rient… Et devant ce rire la foule enfin s’écarte et la voiture, au pas de ses chevaux, gagne l’étroite et noire et houleuse rue Serpenoise qui est l’artère vitale de la ville, l’artère où il y a les confiseurs, les marchands de tabac, les marchands de livres et les marchands d’argent… On a prié les Allemands de vouloir bien s’abstenir de pavoiser. Combien de façades nues ! Cette vieille rue française est une jeune rue allemande./…/

Allons voir les princes dessoclés… Voici Wilhelm I, l’inoubliable grand-père. Cheval et cavalier de bronze ont été culbutés. On a fréquemment et fortement donné de la semelle sur le nez de l’Empereur qui est brisé et donne à ce visage gras une apparence singulière de tête de mort à casque pointu. Le général Balfourier, penché sur l’idole écroulée, essuie à la visière du casque la boue de sa botte vernie.

Dans l’eau vaseuse d’un bassin gît Frédéric-Charles, le Prince-Rouge.

La Mutte, soudain, reprend sa plainte. De quoi se plaint-elle ? Raymond Poincaré, Georges Clemenceau, Paul Deschanel et Antonin Dubost, reçus sous le porche par un fier chanoine, pénètrent dans la cathédrale. Et tu te plains, cloche du Jugement dernier ?

Les heures vont. La foule roule. Les cortèges de Vétérans, d’enfants des écoles chrétiennes, de mutualistes, de midinettes, de choristes, de gymnastes, de pompiers, de Médaillés de 70, de cheminots, de bateliers de la Moselle défilent, défilent… Les pauvres « bonhommes » du 319ème d’infanterie qui assurent le service d’ordre ont renoncé à assurer quelque service que ce soit… Les petites Lorraines ont pris leur fusil et coiffé leur casque et, devant la gare (oh ! la laide !…) elles font très dignement la haie, contenant la foule respectueuse de leur fragilité et présentent les armes quand le Président passe.

La nuit tombe. Guirlandes de fleurs électriques. Rumeurs… Bruits de glaces brisées… Le pillage des maisons allemandes commence. Il fallait que la fête fût complète. Le premier magasin pillé est celui d’un bijoutier…

  • Facebook
  • Twitter
  • Delicious
  • LinkedIn
  • StumbleUpon
  • Add to favorites
  • Email
  • RSS
Cette entrée a été publiée dans Un Goncourt dans la Grande Guerre, avec comme mot(s)-clef(s) . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>