1er décembre 1918. La petite ville n’est presque plus folle



1er décembre 1918.  Lure
La petite ville n’est presque plus folle, la petite ville est presque sage. Sur le trottoir de la rue Grande, les petits garçons jouent à la toupie ; les ménagères, un fichu noir sur les cheveux, le filet au bras, vont chez le boucher où il y a de la viande et chez le boulanger où le pain devient blanc. Les demoiselles du bazar ont moins de poudre aux joues et leurs traits sont moins tirés. Sur les bancs, autour de la Font, il n’y a plus de bras bleu-horizon enlaçant des tailles rondes.
Déjà, tout ce petit monde de merciers, de rentiers, de greffiers, de retraités regrette les beaux temps où le tocsin retentissait sur la ville brusquement réveillée, où la mort rôdait au-dessus des toits qui faisaient le dos rond… On regrette les temps où dans le grondement lointain de la bataille on discernait le tonnerre des « 380 » éclatant sur Belfort.
Et l’on n’a même plus le but quotidien du communiqué. Ah ! les temps où l’on se pressait autour du petit papier bleu collé à la porte de la mairie ! « Une violente contre-attaque de nos troupes a permis de réoccuper la majeure partie du terrain perdu… » On hochait la tête, on allait déjeuner et après le déjeuner on regardait passer les convois de munitions.
La petite ville n’est presque plus folle. Aux devantures des magasins, des bretelles roses ont remplacé les fourragères vertes, des corsets les chemises kaki, des boutons de manchettes les croix de guerre… le vieux Schwob qui vendait des jambières, des képis et des baudriers a la mine jaune et ses joues pendent au-dessous de sa mâchoire.
Et tant d’espoirs évanouis ! Mademoiselle Tournier hésitait d’épouser un officier de cavalerie ou un officier de chasseurs. La fille du quincailler était fiancée au maréchal-des-logis de la 71ème Cie du Train. Il est parti et l’on dit qu’un petit quincailler est attendu.
La petite ville se réveille après un beau rêve. Finie, la guerre !
Maintenant, la cloche du tocsin sonne l’angélus du matin et l’angélus du soir. Mademoiselle Bernard ne chante plus le De Profundis des soldats qu’on portait à l’église, enveloppés d’un grand drapeau. Dans la guérite tricolore où, devant la porte du général, un soldat casqué montait la garde, le cantonnier a déposé son balai. Et le propriétaire de l’Eden-Cinéma fait les cent pas devant son Eden perdu, le sourcil en virgule, la main au dos ; sa bataille à lui est perdue aussi.
Finie la guerre, ô petite marchande de journaux de la rue de la gare, qui mettiez sur vos cils du Kohl et sur vos lèvres du rouge. Finie la guerre, Madame la marchande de camemberts qui voliez si joyeusement les soldats gourmands de fromage. La guerre est finie, Madame Ecrement qui me vendiez pour un franc cinquante un petit encrier de deux sous. La guerre est finie, gare tumultueuse où grouillait un monde de permissionnaires débraillés et braillards, où passait, dans des trains essoufflés, le menu gigantesque des armées du front, où s’arrêta un matin de septembre le wagon du Maréchal. (En ce temps-là le Maréchal c’était Foch.) Finie la guerre, ô route poudreuse de Belfort qui vis passer tant de Français, tant d’Américains, tant d’hommes différents des calmes Francs-Comtois, et tant de canons, et tant de camions si différents aussi des lents chars à bœufs. Finie la guerre, poules des villages que mon auto éplumait dans un bruit de tonnerre… Ah ! c’est bien fini, fini, fini, la joie et la cruauté, le bruit et le mouvement, l’amour et la mort, la guerre, quoi !
L’herbe, enfin, va pouvoir prendre ses aises entre les pavés de la rue Pasteur.

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