17 novembre 1918. Mulhouse
Gevenheim… Puis des bois hachés menus. Des fondrières. Des voies de 0,60. Des débris de canons. Des obus. Ah ! tiens ! un boyau. D’autres boyaux. Des sacs à terre. Des barbelés, des barbelés, des barbelés. Des vieux, rouillés, des neufs, bleuâtres… Des tranchées blanches. Un remuement chaotique du sol.
Burnhaupt-le-Haut… « Ici fut Burnhaupt. » Des boutehons crevés. Une sale odeur, déjà sentie si souvent et pendant si longtemps. Le Moulin Schüller, carcasse crevée. De la paille fermentée.
Le No Man’s Land. Le pays des cratères. Le paysage lunaire. De l’infanterie boitillant là-dedans. Des bleu-horizon. Des tirailleurs. Tiens ! mes Marocains ! Mais ce ne sont plus les mêmes… Ils sont tous fort affairés à fleurir leurs fusils avec des branchages de sapins, des guirlandes de lierre. Ces hommes fouillant les ruines à la recherche de quelques chrysanthèmes ! On dit qu’on entrera à Mulhouse ce matin. On se fleurit.
L’auto qui nous mène est la première à s’aventurer dans ce bled indigeste. Elle cahote de gauche et de droite, cahin-caha, de trou en trou, hissée sur le dos d’âne d’un ex-parapet, puis tanguant des phares d’un ex-boyau à un ex-boyau, que des sapeurs fatigués et maussades comblent sans hâte.
Nouveaux barbelés, hirsutes ceux-là : les barbelés allemands. Des tranchées, mal bâties, négligées et ordurifères… Des bois hachés. Un gros travail d’artillerie « Qu’est-ce qu’y’s ont dû prendre dans c’bois-là ! » me souffle mon chauffeur. Oui, « qu’est-ce qu’y’s ont dû prendre ! »
Des canons lourds abandonnés. Ils ont l’air de s’ennuyer ferme dans le fossé. Nous croisons de l’artillerie fleurie, enrubannée : sapins, chrysanthèmes, drapeaux, fleurs de papier. Les chevaux sont maigres.
Heimsbrunn. A trois kilomètres des lignes, un village évacué mais intact. Nous étions gentils avec les futurs villages de France. Beaucoup plus qu’avec ceux de l’Ile-de-France !…
Nous dépassons le général Minvielle, son état-major, sa cavalerie. Ils vont vers Mulhouse. Ils en sont les conquérants. Filons bien vite la conquérir avant eux.
Quelques enfants à bicyclette. Les premiers civils : des cocardes au chapeau, à la boutonnière : « Fife la Vranze ! » Oh ! le joli cri, plein de fraîcheur, venu de ces jeunes gosiers germanisés. Et ils agitent leurs chapeaux de feutre noir.
Niedermarschwiller. Des groupes de plus en plus nombreux sur la route. Femmes, hommes, en habits du dimanche, et tous enrubannés de bleu-blanc-rouge. Clameur sur clameur. Nous brûlons les étapes… Dans la brume du matin j’aperçois les tours d’une cathédrale. Mon cœur se pince.
Puis un parterre immense de drapeaux : c’est Mulhouse. Et de ce jardin tricolore cent mille cris venus de cent mille poitrines :
FIFE LA VRANZE !…
Nous approchons de la gare. Il faut mettre pied à terre. L’auto ne roule plus. Elle est portée. Ah ! l’émotion sur ces visages ! Ces larmes, ces vraies larmes sur ces joues. Des larmes, des larmes bien chaudes et qui mouillent mes joues à moi, baisées par quelques vieux tremblants. Nous sommes écrasés ; Lapasset, petit, disparaît dans la cohue. Winchester du Bouchet domine. Son visage wilsonien, impassible, essaie de n’être pas ému. Mais ses yeux brillent et sa bouche se contracte. Nous sommes les premiers officiers français entrés dans Mulhouse !
Ah ! elles s’en donnent les petites mulhousiennes ! Fife la Vranze !… Ponchour ! Et elles m’embrassent, des bons baisers qui mouillent les joues. Elles apprécient la gabardine de ma vareuse : « Schoen, oh ! schoen !… » Et ma croix de guerre : « Gu’èze gue z’est g’za ? » Et elles se chuchotent : « Z’est un prafe !… » Des cris, oui. Quelques réflexions chuchotées en mauvais français. Mais, au fond, un grand silence gêné plane sur cette foule heureuse et enthousiaste. Ils ne parlent pas français. Ils en sont honteux. Ils viennent nous serrer les mains et ils ne desserrent pas les lèvres. On leur a appris depuis trois ou quatre jours à crier « Vive la France » et ils crient « Fife la Vranze »… Et c’est tout ce que leur cœur trouve à nous dire.
Pour échapper à l’étreinte de la foule, en attendant l’entrée « solennelle » des troupes, nous nous réfugions au restaurant de l’Hôtel Central. Les tables ont été ornées de drapeaux et de fleurs, les fleurs qui ornaient hier les repas d’adieu des officiers allemands… Nous avons apporté quelques vivres. C’est heureux. Au menu je lis : côtelette de mouton 6fr. Jambon, la tranche : 8fr… Vin : 12fr le carafon… Champagne : 48fr. Etc. A une table voisine de la nôtre le haut commissaire allemand et ses deux assesseurs, restés pour passer les archives au Commissaire français, mangent, le nez et les lunettes dans leur assiette. De gros Alsaciens, hilares, leur lancent des regards facétieux. Les nappes sont en papier, en papier les serviettes.
A midi la rumeur sonore des cloches et le ronflement des avions dominent soudain les clameurs de la foule. Nous nous rendons dans les jardins au bord du canal où l’Etat-Major de la 7ème armée est rassemblé.
Au loin, Sambre-et-Meuse.
Les yeux se mouillent de nouveau. Un cortège de 3 ou 400 vétérans en chapeaux haut-de-forme et d’autant de petites Alsaciennes en costume se rend au-devant des troupes.
Quelques estafettes de cavalerie. Puis un général à grosse moustache, en dolman noir à brandebourgs : Hirschaner. De Mitry est à sa droite. Derrière eux les généraux Paulinier, Masselin, une dizaine ( ?), leurs porte-fanion. Tout ce monde à feuilles de chêne s’arrête et les troupes défilent sous leurs yeux avant de traverser le centre de la ville : trois régiments d’infanterie de la 68ème division (Minvielle), fantassins fatigués, mal tenus, poussiéreux, éclopés. Mauvaise impression. Léger froid dans la foule : « Est-ce que toute l’armée française est dans cet état ? » me demande un vieux notable. Je le détrompe. Ensuite de l’artillerie. Et c’est fini.
Mais la fête, la vraie fête commence.
Les petites filles en robes rouges chantent la Marseillaise en entraînant par les rues les officiers bleu-horizon. A l’Hôtel de Ville, si cocasse avec sa façade à fresques monochromes et à escalier couvert, on danse au son d’une musique militaire.
Un vieux bonhomme promène sur son crâne un casque de cuirassier de 1871. Il est grave et ému. Personne ne songe à se rire de lui.
Un camion rempli de boules de pain débouche sur une place. Quelle ovation faite au pain blanc ! Un soldat, pas bête, distribue ce gâteau aux femmes seulement et moyennant un baiser par boule.
Aux devantures des magasins (très pauvrement approvisionnés) on a étalé de mauvais chromos représentant des soldats français à culotte rouge, guêtres blanches et képi-pompon. Ici on vend des chaussures en papier à semelles de bois : très coquettes, d’ailleurs.
Dans la rue de nombreux soldats allemands se promènent au bras de leur femme, de leurs amis ou de leur « vieux père » : leur calot est entouré d’un bandeau tricolore ; tricolores aussi sont leurs pattes d’épaules. Ce sont, paraît-il, des Alsaciens. Je veux bien le croire.
Dans le faubourg de Lutterbach je pénètre dans une maison pour demander un renseignement. Je frappe à une porte. J’entre. J’entends des cris et une vieille dame se précipite vers moi en criant : « Z’est mon vils !… Z’est mon vils !… » Interloqué je cherche le fils en question et j’aperçois un grand garçon blond en bras de chemise, en culottes et bottes allemandes. Il cherche à se dissimuler derrière un rideau de lit. Je comprends. Libéré, il quitte bien vite l’uniforme compromettant et la vieille croyait que je venais pour l’arrêter.
D’autres soldats alsaciens libérés ont gardé leur costume feld-grau. Mais ils ont coiffé de vieux shako de cavaliers ou de fantassins Second-Empire.
Que dire des costumes des prisonniers arrivant d’Allemagne et traînant leurs savates à travers la foule délirante ! Les Roumains et les Polonais sont remarquables par la polychromie de leurs frusques : pantalons bleus à bande rouge, veste française ou vareuse anglaise, capote russe, képi roumain ou bonnet de police. Pas un regard de pitié vers eux. Pas une fleur sur leur misère.
Je note le grand nombre de bicyclettes sans pneu roulant sur la jante : crise du caoutchouc.
Sur les murs, de grands placards rouges signés du Comité des Soldats invitent les camarades à ne pas molester les officiers.
Dans la soirée, Mulhouse est tout à fait une ville française. En trois heures l’empreinte de 47 ans de germanisme est effacée. Mais on n’y parle pas français !… A part quoi […]
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