2 août 1918 : je reçois une balle de mitrailleuse dans le bras droit



Le vendredi 2 août 1918
La nuit a été calme. Au jour nous creusons des petits trous individuels dans l’avoine, de chaque côté de la route. Le lieutenant Tuffreau est installé à l’entrée d’un petit pont qui passe sous la route de Beugneux. Il y a ravitaillement à 7 h, à Wallée, et il y a un homme de corvée par escouade. Nous touchons un litre de vin par homme et des conserves. La pluie commence à tomber à 8 h. Nous n’entendons ni fusillade ni canonnade. Le commandant envoie une patrouille en avant et cette patrouille marche pendant une heure sans rencontrer l’ennemi. Une patrouille à cheval est envoyée et ne reçoit des coups de feu qu’à plusieurs kilomètres d’où nous avons passé la nuit. Les Allemands ont profité de la nuit pour se replier et nous ne sommes plus en contact avec eux.

Nous partons à 9 h dans la direction de Servenay et nous marchons toute la journée en faisant plusieurs poses. Nous ne sommes pas trop bombardés. Le village et le bois de Servenay sont déserts. Nous trouvons beaucoup de matériel et d’obus allemands, et aussi quelques cadavres. La 22ème compagnie est en première ligne avec la 21ème, la 23ème vient derrière. Nous traversons le village d’Arçy-Sainte-Restitue à 17 h, les Allemands viennent de le quitter et ont mis le feu à un dépôt de cartouches, ce qui fait croire à une fusillade. L’artillerie allemande tire sur le village qui est rempli de fumée et de débris de tuiles. Nous traversons la route de Braine et nous rencontrons l’ennemi à 2 km au nord d’Arçy, au milieu des blés. Il nous arrête par le tir de ses mitraillettes ; nous creusons des petits abris et nous attendons. Les rafales de balles passent au-dessus de nos têtes, le soldat Le Luyer est blessé d’une balle à la cuisse. Il tombe une averse d’une demi-heure et nous sommes mouillés jusqu’à la peau. Il tombe peu d’obus. Nous voyons les Allemands à 400 m en avant, au milieu des blés, par groupes de trois ou quatre, avec des mitraillettes ou des mitrailleuses. La première section est en tirailleurs et un peu en avant des 3ème et 4ème.La 2ème section qui a traversé le village d’Arçy et fouillé les maisons nous rejoindra tout à l’heure. Nous profitons d’une petite accalmie pour reprendre notre marche, dès que nous commençons à marcher le tir des mitrailleuses reprend, nous arrêtons un instant. A ce moment je reçois une balle de mitrailleuse dans le bras droit, il est 19 h. Les balles sifflent autour et coupent des brins de blé. J’enlève mon sac, mes musettes et mes équipements. Le caporal Albert Brault, de la 14ème escouade, qui s’approche pour me faire mon pansement, reçoit une balle dans la bouche et tombe sans dire un mot. Je me baisse encore pour éviter les balles et une vient m’écorcher le front. Je cherche mes papiers dans ma musette et je vais à quelques pas me mettre dans le trou que j’avais creusé tout à l’heure. Le soldat Fauroux vient me rejoindre et fait mon premier pansement. La compagnie repart en avant et je reste seul au milieu des blés. J’appelle le caporal Brault, qui est étendu à quelques mètres, il ne me répond pas et ne fait aucun mouvement, il doit être tué. Après quelque temps de repos, je pars vers l’arrière en soutenant mon bras droit avec ma main gauche, mon caoutchouc est couvert de sang. J’appelle encore le caporal Brault qui ne bouge pas. Comme les balles sifflent encore et que je suis épuisé, je ne peux pas retourner près de lui. Il avait fait toute la guerre sans être blessé. Je repasse par les sentiers tracés dans les blés au cours de notre avance. Je rencontre une section de la 23ème compagnie qui se porte en avant. Après plusieurs poses j’arrive au bord de la route de Braine et je me repose à l’abri du talus. Il arrive quelques obus de temps en temps. La 2ème section de ma compagnie passe à distance et va rejoindre ce qui reste de la Compagnie. Le sous-lieutenant Marouteau qui m’a aperçu vient jusqu’à moi. Je repars, et après bien des arrêts j’arrive au village d’Arcy-Sainte-Restitue à 20 h 30. La nuit commence. Je cherche le poste de secours de mon bataillon qui est installé dans une cave à l’est du village. Les Allemands bombardent le village et de temps en temps une maison s’écroule avec fracas. La rue est pleine de tuiles et de débris de charpente. Je passe devant l’église, toutes les portes sont ouvertes ou défoncées, la toiture est criblée de trous d’obus, il y a quelques lumières à l’intérieur, peut-être y a-t-il des blessés ? Des civils, hommes et femmes très âgés, peut-être une quinzaine, étaient restés pendant l’occupation allemande et j’en vois quelques-uns aux portes des caves. On ne rencontre dans les rues que des blessés cherchant les P[ostes de] S[ecours] et des brancardiers transportant des blessés. J’arrive au P[oste de] S[ecours] du bataillon et j’attends mon tour de pansement, couché par terre. Il y a une pleine cave de blessés. J’y trouve le lieutenant Tuffreau, commandant ma compagnie, qui a reçu une balle dans la cuisse, le sergent Frayard, qui a la jambe brisée, les soldats Rouleau et Volant, de ma section, blessés également ce soir. J’apprends que le sergent Houdas a été tué ainsi que l’adjudant Doucet, et bien d’autres. Le médecin-major du bataillon me fait mon pansement et inscrit sur ma fiche : « Plaie pénétrante par balle. Fracture et dislocation du coude droit ». Je quitte le P[oste de] S[ecours] et je vais, guidé par le caporal brancardier X…, dans une autre cave de la même rue pour y passer la nuit. Nous sommes une trentaine de blessés allongés sur des matelas ou des édredons qui ont été pris dans les habitations ; on n’entend que des gémissements toute la nuit. Le bombardement continue et de temps en temps des éboulements de maisons font trembler le sol. Nous sommes obligés de passer la nuit à Arcy[-Sainte-Restitue] parce que les voitures d’ambulances ne peuvent pas circuler, la seule route qui va vers les lignes et qui vient de l’arrière étant encombrée de convois d’artillerie qui passent toute la nuit sans arrêt. Nous avions avancé toute la journée sans pouvoir amener ou faire suivre les grosses pièces et elles doivent avancer cette nuit. Nous avons bien fait six ou sept kilomètres d’avance depuis ce matin, et l’avance continue ; il arrive toujours des blessés.

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