23 octobre 1917. Toute la nuit il a plu.



23 octobre 1917.  Soissons- J.

J !…

Toute la nuit il a plu.

A 4h1/2 un dernier et terrible tonnerre déchire la terre et les airs.

Puis c’est le silence, que rompt seul le ronflement des avions volant bas dans la tourmente et dans la pluie.

Le jour paraît ou plutôt une demi-nuit. Il n’y a plus de soleil d’Austerlitz au seuil de nos batailles.

Nous n’avons plus de coureurs sublimes après nos Marathons : nous avons des pigeons. Vers neuf heures les petits télégraphistes de l’air commencent à s’abattre sur les pigeonniers de Vauxrot, apportant des dépêches de victoire. Coup sur coup nous apprenons les conquêtes rapides du 21ème corps : la Malmaison se rend avec 800 hommes ; les carrières de Montparnasse, que notre imagination inquiète peuplait de dix mille défenseurs, écrasées par nos obus de 400, n’abritent plus qu’une centaine d’êtres vivants qui se rendent sans se faire prier.

Enfin Chavignon est occupé par la 43ème division.

A gauche le 14ème corps, à droite le 11ème marchent moins vite.

A 11h paraissent dans la boue et dans la pluie, troupeau morne et noir fouetté par le sabre clair des chasseurs à cheval, les vaincus.

Les vaincus ! Misérable humanité, plus animale dans son humble passivité qu’une troupe de moutons.

Malingres, verdâtres, mal vêtus, grelottants, les premiers qui descendent de l’Enfer de Chavignon éveilleraient la pitié dans le cœur le plus dur. Chacun d’eux me fait songer à ces jeunes vauriens que l’on rencontre parfois, les menottes aux poignets, entre deux gendarmes sur les chemins de la campagne. Cet aspect fâcheux tient à l’extrême jeunesse de la plupart. Comme les enfants pris en faute et inquiets du châtiment prochain, ils ont la mine sournoise et faussement repentante.

Ils passent.

Ils passent toujours et les bruits de victoires couvrent le bruit de leurs bottes.

Soudain dans l’après-midi le ciel s’éclaircit. Le soleil se déploie. Sur la route de Crouy des blessés légers déambulent, la main, le front, l’épaule dans un pansement que le sang a traversé. Ils sourient. Ils sourient à la bénignité de leur blessure, à la fin de leurs angoisses, au lit d’hôpital qui les attend et au congé de convalescence qui suivra. Mais leur sourire s’éteint lorsqu’ils aperçoivent les caducées de ma vareuse ; et quand ils passent devant moi leur claudication s’accentue, leur visage se fait douloureux, leur joyeuse conversation cesse tout à coup…

Les Américains des autos sanitaires vont et viennent entre les postes de secours et les ambulances avec la sérieuse et fiévreuse activité des abeilles qui vont de la prairie à la ruche, de la ruche à la prairie. Leur santé s’étonne de la chétiveté des Allemands. Et les Allemands jettent vers ceux qu’ils prenaient pour des Anglais des regards tout à fait étonnés. « Je souis americaine !… » leur affirme avec un large sourire un yankee haut de six pieds. « Er ist Amerikan… » se murmurent les prisonniers.

L’après-midi se passe sans contre-attaque de la part de l’ennemi apparemment déconfit. Quelques obus tombent sur Soissons comme un dernier adieu qui voudrait être insolent.

Et dans le crépuscule clair, Franchet d’Espérey, flanqué d’un grave Américain à casquette plate, passe, un léger sourire sous sa moustache teinte.

  • Facebook
  • Twitter
  • Delicious
  • LinkedIn
  • StumbleUpon
  • Add to favorites
  • Email
  • RSS
Cette entrée a été publiée dans Un Goncourt dans la Grande Guerre, avec comme mot(s)-clef(s) , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>