27 août 1917. Billy
Des chasseurs à pied du 31ème bataillon, relevés des tranchées, sont arrivés cette nuit au village. Vieilles dames de Poitiers, comme ils vous feraient peur ces chasseurs à pied ! Des têtes de brigands, Madame, et avec ça des propos si orduriers que les murs des maisons en rougissent… Ah ! ils en ont entendu et ils en ont vu bien d’autres les murs de Billy s/Aisne. J’en atteste ces graffiti qui célèbrent dans la pierre tendre, autour de ma fenêtre, l’amour de l’homme et de la femme en des postures déjà vues, où donc ?… Ah ! oui, au portail de la cathédrale de Bourges. Des têtes de brigands, ces chasseurs ?… Oui, Madame, vous pouvez cacher vos pommes et vos poires et puis vos écus, s’il vous en reste, où que vous voudrez. Ces brigands affamés, misérables et douloureux les sauront bien découvrir, croyez-moi. Et de quel sourire je sourirai à tel « pillage » !
En voici un parmi tant d’autres : vingt-cinq ans, le teint est blafard comme celui d’un ressuscité ; les yeux sont caves, cernés de bleu ; une barbe d’un mois, une barbe d’hôpital, encadre ses joues creuses et sa lèvre anémique, cette barbe surpasse en beauté les barbes de Christs et les barbes de Fleuves, et je sais qu’elle doit être à la fois rude et douce au toucher, par quoi elle aide à saisir sur ce visage émacié le reflet d’une âme. Il sort d’une toile du Gréco, ce jeune homme pâle. Il n’a rien de commun avec les guerriers qu’a forgés la désolante légende du Poilu. Je vois en lui l’Archange de cette guerre. Il est beau comme un Sébastien, avec, derrière son masque de résignation, je ne sais quel air de silencieuse révolte. Lucifer et Jeanne d’Arc.
Libéré des tranchées d’argile, il semble étonné de sa liberté et ne savoir qu’en faire. On a dû voir à Pétrograd, aux jours de la Révolution, de tels désoeuvrements autour de la citadelle Pierre et Paul. Il hésite s’il roulera une cigarette, s’il entreprendra le débarbouillage de son corps boueux ou s’il ira s’étendre à l’ombre de ce mur. Il se décide et ses pas le dirigent vers « la coopérative » où, moyennant une somme bien grosse pour lui, on remplira son bidon d’un vin âcre et violet.
Ils sont, ce matin, dans mon village une légion d’archanges aussi beaux que celui-là .
Malheureux archanges, voués à la boucherie de la guerre industrielle…