31 août 1917. Je quitte les ombres un peu trop molles du parc d’artillerie pour les réalités plus lumineuses d’un groupe de brancardiers



31 août 1917. Soissons Groupe de brancardiers du 21ème corps d’armée. (G.B.C. 21)

Je quitte les ombres un peu trop molles du parc d’artillerie pour les réalités plus lumineuses d’un groupe de brancardiers.

Soissons, notre cantonnement, est une assez considérable ville de rentiers où les rues s’appellent encore, sans rougir, la rue de la Pomme-Rouge, la rue des Francs-Boisiers, la rue du Pré-Foireux.

Il est difficile d’anéantir une ville à coups de canons et à coups d‘avions : la preuve en est que Soissons bombardée tient encore debout. Ses maisons meurtries s’épaulent les unes contre les autres et celles que les flammes n’ont pas dévorées font, malgré leurs plaies, assez bonne figure. La cathédrale porte au flanc une blessure où tiendrait à l’aise l’église de mon village. Saint-Jean-des-Vignes est décoiffé d’un de ses deux bonnets pointus. Les villas prétentieuses du boulevard Jeanne d’Arc ont leur façade abattue et se présentent à la façon d’un décor d’intérieur sur la scène d’un théâtre ; les Soissonnais avaient bien mauvais goût pour le choix de leurs papiers-tentures. Et que dire de la qualité artistique de leurs salles à manger Henri II, de leurs salons Louis XV et de leurs chambres à coucher Boucicaut ? Ils sont bien punis, mais ils recommenceront…

Les rues commerçantes ont subi de dures épreuves. Les maisons sont éventrées, les tuiles des toits ont volé en poussière, les tôles des devantures avancent sur le trottoir un estomac considérable ; brisées, les belles glaces de l’Epicerie Parisienne, du Café du Commerce et des magasins A la Ville de Reims ; pillées les chaussures de La Botte d’Or et les confitures de Félix Potin ; les obus allemands et les soldats français se sont abattus sur la rue du Commerce et sur la rue du Collège.

Cependant, depuis quelques mois, la vie a repris dans la cité de Clovis et de Madame Macherez. Les tapissiers se sont établis marchands de salades, les plombiers-zingueurs marchands d’appareils photographiques, les grainetiers marchands d’eau de Cologne et les teinturiers marchands de porte-cigarettes. Les charcutiers vendent de la pâtisserie, les libraires vendent de la mèche à briquet, les épiciers vendent des manteaux imperméables, les marchands de tabac vendent des bagues en aluminium. Et chacun d’entre tous ceux-là vend du savon à la violette, des jarretelles en soie mauve, des fourragères de première et de deuxième classe, des bottes anglaises à 180 frs, des cartes postales « nu artistique », des films kodak, du savon dentifrice, des stylographes, des bandes-molletières, des fume-cigarettes, des bracelets à plaque d’identité, des bidons à vin, des briquets ingénieux, des pince-nez jaunes, des éponges en caoutchouc, des romans de Jules Mary, des cols en celluloïd, des Médailles militaires et des croix de guerre « haute-fantaisie », des emblèmes de télégraphistes, d’agents de liaison, de crapouilloteurs, d’aviateurs, de fusiliers-mitrailleurs, des cors de chasse de chasseurs, des grenades de fantassins, des cuirasses de sapeurs, des caducées d’infirmiers, des ancres de coloniaux, des croissants de tirailleurs indigènes, des poudres de secrétaires d’état-major, toute une collection de numéros de corps en soie rouge, en métal argenté et en métal doré, des brisques, des lacets de chaussures, du papier à lettres rose tendre, des cravates de chasse bleu horizon, des lames de rasoir, des flacons de parfum, des glaces de poche, des chaufferettes de tranchées, des couteaux suisses, des bretelles anglaises, des marmites norvégiennes, des chandails américains, des cigarettes égyptiennes, des gourdes à boire espagnoles, des cosmétiques italiens, et toute une camelote de bazar dont un bon tiers nous vient d’Allemagne.

Il y a des marchands de denrées, beaucoup de marchands de denrées : ils vendent le beurre à six francs la livre, les salades à 0, frs50 l’une, les poulets à 28frs la paire, le saucisson à cinq sous le rond, les poires à trois francs la livre, les œufs à cinq francs la douzaine, le vin le plus ordinaire à 2frs60 le litre et le moindre faux-camembert à quatre francs la boîte. Ces marchands-là sont généralement très insolents comme l’est tout commerçant français qui ne court pas après le client.

Il y a aussi des libraires. On lit beaucoup pendant la guerre. Et, dans le milieu des officiers, on lit énormément. On s’en tient, bien entendu, aux auteurs de réputation assise. Anatole France vient en tête suivi de près par Loti, Zola, Rudyard Kipling et d’Annunzio. Puis viennent Rabelais, Montaigne, Lemaître, Saint-Simon, Fabre (les Insectes), Maeterlink, Le Dantec, Baudelaire, Henri de Régnier. On lit peu Balzac, Flaubert et Marcel Prévost. On lit très peu Rostand, Marcelle Tinayre et Henri Poincaré. On ne lit pas du tout Romain Rolland. On relit Le Disciple et Le Démon de midi de Bourget, Poil de Carotte de Renard, Une Vie de Maupassant, Le Cœur Innombrable de Madame de Noailles, La Physique de l’Amour de Rémy de Gourmont, Les Souvenirs d’Enfance de Renan, Fumées d’Opium de Farrère… Abel Hermant, Verhaeren, Rodenbach, Mirbeau, Francis Jammes, les Tharaud, Paul Fort, Lenôtre ont fort peu de lecteurs. Qui le croirait ? Je trouve seulement deux ou trois camarades qui partagent mon admiration pour Colette Willy. Charles Maurras, par contre, connait de beaux succès. Parmi les écrivains de guerre, Barbusse, avec Le feu, l’emporte incontestablement. On ne lit plus Gaspard, succès d’un jour. Les derniers jours du Fort de Vaux, du niais Henry Bordeaux, sont lus de quelques pâles officiers d’état-major. Il n’y a pas un seul poète de la guerre. Mais on lit des vers : on lit ceux de Ronsard, de Musset, de Vigny, de Verlaine, de Régnier, de Charles Guérin, de Samain, de François Porché, voire même de Laforgue et de Mallarmé. Claudel est étudié par quelques obstinés. Personne ne lit Hugo ni Banville, ni Coppée, ni bien entendu, Jean Aicard. Et personne, non plus, ne lit Maurice Rostand et Jean Cocteau.

  • Facebook
  • Twitter
  • Delicious
  • LinkedIn
  • StumbleUpon
  • Add to favorites
  • Email
  • RSS
Cette entrée a été publiée dans Un Goncourt dans la Grande Guerre, avec comme mot(s)-clef(s) . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>