25 août 1917. Cela durera donc toute notre vie ?



Billy s/Aisne – 25 août 1917

Des fleurs de feu, aux longues tiges courbes, dessinent sur le fond bleu de nuit du ciel une tenture de goût moderne. Sur le Chemin des Dames, les deux adversaires se surveillent. Vraiment, est-ce possible ? Ca continue… On veille, cette nuit, sur les collines du Soissonnais, comme on y veillait il y a trois ans bientôt, au temps où je parcourais entre Roederer et Boulanger cette même route qui va de Courmelles à Setpmonts que je parcours ce soir, le front plissé, les mains derrière le dos. Cela durera donc toute notre vie ? Ce n’est pas encore en pèlerin du souvenir que je suis ici. J’y suis, revêtu du harnois de la guerre, les pieds dans de gros souliers, le front lourd du casque d’acier. Le flanc battu par la boîte à masque. J’y suis en acteur du fameux drame. Et décidément le rôle me plaît et me retient. Je le jouerai jusqu’au bout. « Le goût de l’aventure », drame en beaucoup d’actes. Le rideau s’est abaissé sur l’arrivée à Marseille, au retour du beau Maroc. Il se lève aujourd’hui sur le champ de bataille de l’Aisne.

Désolation. Dévastation.

L’Allemand a condamné ce pays à la peine de mort. Le pays a été exécuté ; et la terre est morte, et les maisons sont mortes, et les rivières sont mortes, et les champs sont morts où vivaient les blés, les betteraves et les luzernes. Les pommiers, les pruniers, les gros noyers, les minces pêchers ont été assassinés. Des panseurs tâchent à extraire du sol les aciers et les fontes qui l’ont pénétré et profondément déchiré : et l’on voit les entrailles de la terre rendre les obus, les torpilles, les bombes, les grenades qui l’ont si grandement martyrisée. Mais le travail est vain : la terre est morte ; trop de gaz, trop de liquide enflammé, trop de cadavres l’ont empoisonnée. Il faudra des pluies et des pluies pour la laver et pour la purifier, du soleil et du soleil pour la réchauffer et pour la ranimer. Et il faudra, pour rendre à ce champ son abondante vitalité, non seulement des labours et des engrais, mais encore et surtout la chanson paisible du laboureur, le rire des femmes et le souffle puissant des bœufs.

Le village où je demeure est seulement blessé. Mais on dirait que par tant de plaies la vitalité de ses maisons s’en est allée. Il est tout vieillot, tout chenu, tout brisé, mon village. Il a perdu les tuiles de ses toits comme on perd ses cheveux ; il montre l’ossature de ses charpentes ; la poussière et la boue, la fumée des obus et celle des cuisines de la troupe l’ont couvert d’une crasse sénile. Sur ses murs, ce ne sont que meurtrissures, plaies et bosses. Les uns portent des trous, comme de variole, qui sont des giclades de shrapnells. Les autres, écroulés, sont envahis déjà par les parasites des ruines, orties, chardons et liserons.

Quelques habitants, pas beaucoup. Ceux qui, ne pouvant plus faire le labour, les semailles et la récolte, se sont établis sous le hangar de leur ferme, marchands de briquets, de lacets de souliers, de saucisson, de papier à lettre, de cirage et de ruban de Croix de guerre. Les vieilles femmes sont restées. Les jeunes, je ne sais où elles sont. A moins qu’elles n’aient tellement, tellement vieilli en trois ans de misères et de dangers… Les vieilles femmes, je les entends glapir contre les troupiers qui chipent leurs pommes. Elles ont tort, car c’est nous qui les nourrissons, ces vieilles édentées, de bonne viande et de bon café.

La maison où je loge, est au bout de Billy. Elle m’abrite peu contre les intempéries ; elle n’a plus d’ardoises à son toit, elle n’a plus de carreaux à ses fenêtres, et ses murs sont largement entamés. Des toiles de tente, des vieilles bâches ont remplacé les ardoises ; des journaux, des morceaux de drap de capote tiennent lieu de carreaux et j’ai, pour boucher le vaste trou qui ravage la muraille de ma chambre, une glace, une belle grande glace de cheminée, avec un cadre doré. Ma chambre, c’est l’ancienne salle à manger de cette maison bourgeoise : elle s’enorgueillissait d’un lustre dont quelques débris pendent encore au centre du plafond ; elle était tapissée d’un papier où des lilium rouges s’enguirlandaient à des myosotis bleus et dont il reste quelques lambeaux, salpêtrés et moisis. Il traîne à terre des vieux rideaux- vieux, pas autant que je le dis, mais vieillis- des bottines de femme, moisies, des cartons à chapeau crevés, des étoffes de soie, de coton et de drap, et une cage à perroquet ridiculement verte et or. Sur la cheminée, largement brisée, deux bustes : l’un, décapité, de Voltaire, l’autre de J-J Rousseau. Ils sont en carton-pâte. Et ils définissent par leur présence ici les idées politiques du propriétaire, adjoint au maire et ancien valet de chambre du château de Billy.

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Une réponse à 25 août 1917. Cela durera donc toute notre vie ?

  1. pponsard dit :

    Well, at last, MB is back !!

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