9 février 1917. Le bled se couvre de fleurs



9 février 1917.  de Meknès à Rabat

Au rythme assourdissant de la folle auto qui nous emmène sur les rails du Decauville, nous roulons, nous roulons pendant des heures et pendant des heures, par les plateaux aux terres détrempées qui, en gradins successifs, descendent vers l’océan. Il fait un froid de loups. Et cependant le bled se couvre de fleurs. La terre est en effervescence. De Meknès à Aïn Djema ce sont des narcisses parfumés. Puis de grandes nappes blanches s’étalent, comme des draps à sécher, sur l’herbe du bled : ce sont des milliers et des milliers de marguerites basses si serrées les unes contre les autres que, par ce froid, on dirait de loin de la neige. Et c’est ainsi jusqu’à Rabat. Aux marguerites s’ajoutent d’innombrables petites orchidées mauves, puis soudain un parterre immense de fleurs roses, puis, dans la forêt de la Mamora, les fenouils aux feuilles mousseuses qui élancent déjà vers le ciel leur tige gorgée de sève, lourde de l’énorme ombrelle qu’elle porte, avant de la déployer, dans un étui de soie verte. Le long du chemin, Tranchant de Lunel me conte des histoires de la Chine, de l’Inde, du Japon… Et nous arrivons sous une pluie torrentielle à Rabat.

Le soir, dans un cadre unique de choses marocaines, je dîne chez Tranchant de Lunel. C’est un palais pour une fête des sens, un palais de coussins de Marrakech, de cuivres de Meknès, de soies et de porcelaines de Fez, de tapis de Rabat… C’est tout le Maroc avec ses belles reliures, ses armes incrustées d’or et de nacre, ses Coran finement enluminés, ses brûle-parfum, ses aiguières… Voulez-vous fumer l’opium ? Vous avez là les pipes et le fourneau. Voulez-vous du kif, du whisky, ou simplement du thé à la menthe ? Faites un signe. Un nègre silencieux glissera jusqu’à vous et votre fantaisie sera satisfaite. Tel est le palais charmant que m’ouvre, à mon retour du bled, Tranchant de Lunel, homme d’esprit et de bon goût.

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2 réponses à 9 février 1917. Le bled se couvre de fleurs

  1. P.Ponsard dit :

    Voyage en automobile rapide, palais des plus confortables avec whisky, thé à la menthe, opium en option et toutes les merveilles de l’artisanat marocain, sans oublier  » un nègre silencieux qui glisse jusqu’à vous pour satisfaire votre fantaisie… »
    Le sinistre Aïn-Leuh est loin, déjà oublié sans doute ! MB parait cette fois bien immergé dans les délices de Capoue…
    Bon, il y a bien droit après ces mois pénibles et dangereux passés en bled siba, et il faut aussi qu’il soit en forme pour son opération…

  2. ponsard dit :

     » Nègre »…? Il aurait été vraisemblablement plus approprié d’utiliser le terme  » hartani », désignant ainsi un membre du groupe ethnique Harratine, descendants d’esclaves noirs africains principalement fixés dans la vallée du Draa. Le terme  » Draoua » existe également encore de nos jours pour qualifier ces personnes.
    Mais MB n’est sans doute pas encore assez  » vieux marocain » pour connaître ces nuances et particularismes locaux…
    Je peux toutefois admettre que le terme  » nègre » employé à l’époque était sans doute plus explicite pour le lecteur hexagonal non averti des spécificités chérifiennes…

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