27 août 1916. Les blessés continuent d’affluer



27 août 1916. Schluchtmatt

Les blessés continuent d’affluer. Depuis ce matin le Reichackerkopft subit un incroyable crapouillotage de la part des Allemands. On voit s’élever, sans répit, des tranchées françaises les énormes choux-fleurs noirâtres, jaunâtres, blanchâtres des minen, fumées mélangées de mottes de terre, de quartiers de roches. Le vacarme est assourdissant.

Il me vient d’abord des blessés légers, bavards, exaltés comme le sont généralement ces blessés pour qui la blessure c’est « le filon ». Dans leurs récits, on voit se centupler les effets des minen : sapes effondrées, abris écroulés, tranchées abrasées… Puis, sur des brancards ensanglantés arrivent les blessés sérieux. Les yeux clos, le corps allongé, ils ressemblent à ces chevaliers de marbre qui dorment sur les tombeaux des cathédrales. Leur capote est maculée de boue jaune et de sang noirâtre.

Le poste de secours s’emplit de leur plainte monotone qui coule de leur lèvre comme une bave.

Le 253ème d’infanterie commence à déchanter. Je crois bien qu’en huit jours il a perdu plus de monde dans notre secteur qu’il n’en avait perdu en vingt mois dans le secteur de St Dié.

- Minuit- Il pleut des hallebardes. La nuit est couleur fond d’encrier. C’est nuit de relève. Un bataillon du 253 relève un bataillon du 215. Désorientés, ahuris par la misère de tant de pluie et d’une nuit si noire, les hommes passent devant mon poste, geignards, dispersés comme les moutons d’un troupeau sans berger. Comme ils aperçoivent la veilleuse de la petite salle des blessés, ils avancent le nez, regardent, ne voient rien et continuent leur sombre voyage, déçus. Déçus de quoi ? Déçus de n’avoir pas trouvé chez moi une bonne parole, un verre de « pinard », du feu pour se sécher… que sais-je. Ils passent, ils s’arrêtent et ils repartent et je les entends s’enfoncer dans la nuit avec des murmures : « …Tout d’même, y en a qui s’en font pas !… Ah ! nom de Dieu !… Nom de Dieu de nom de Dieu ! » Et les pauvres bougres haïssent le toit qui m’abrite contre la pluie, ils haïssent les blessés («ces sacrés veinards ») qui gémissent sur leur brancard… A un moment,- quelle heure peut-il bien être ?- un poing rude pousse ma porte : « Hé, là-dedans, où c’est-y le camp d’Hacelinnngue » ?- Connais pas, ronchonnè-je du fond de ma couverture. – Dites-doncque, pouvez pas ête plus poli, vous. C’t’un officier qui vous parle. – Je ne m’en doutais pas, mon ami. Et je n’en connais pas davantage le camp d’Hacelinnngue… à moins que vous ne vouliez parler du camp d’Haeslen ? En ce cas c’est à une heure d’ici, première route à droite et ensuite première à gauche… » L’officier sort sans fermer la porte et je l’entends qui grogne : « Une heure !… Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu !… » Et il me déteste pour ma réponse qui le déçoit… La guerre… La bête humaine déchaînée !…

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