26 août 1916. un homme du 253 a les deux yeux enlevés, un bras brisé et la mâchoire démolie



26 août 1916. Schluchtmatt

Parmi les blessés d’aujourd’hui, un homme du 253 a les deux yeux enlevés, un bras brisé et la mâchoire démolie. Eclats de torpille. Il gît là, à mes pieds, sur le plancher ensanglanté de mon poste. Il gémit avec son accent méridional si tragique en la circonstance : « Ah !…Ah !… Hélasse !… Monsieur le doqueteurre !… Enlevez-moi cette bannnde de dessus mes yeux que je voie un peu clair !… Enlevez-moi cette bannnde, monsieur le doqueteurre !… » C’est infiniment triste… Il faudra bien cependant qu’il apprenne qu’il n’a plus d’yeux, cet enfant du Midi, cet ami du soleil…

Et Verdun tient toujours !…

Mieux que cela. Nous y progressons. Nous faisons chaque semaine quelques centaines de prisonniers dans le secteur Thiaumont-Vaux. Nous avons repris le village de Fleury. Et la lutte qu’on se livre devant la forteresse dure depuis plus de six mois. C’est notre troisième grande victoire : la Marne, l’Yser, Verdun. Quelles sont les victoires allemandes auprès de celles-là ? Charleroi, Varsovie, Belgrade, trois victoires remportées sur des adversaires désarmés !

21h

A la faveur de la nuit une automobile d’ambulance anglaise peut venir jusqu’à mon poste chercher les blessés. La tempête sévit, fait gémir les grands sapins, achève de briser ceux que les obus avaient déjà entamés. L’auto kaki trépide sourdement, sans lumière. On voit le carré blanc sur lequel on devine la Croix-Rouge. Je découvre à la lueur de ma lanterne sourde, sur le côté du siège, une plaque de cuivre sur laquelle il est gravé :

OFFERT A LA NATION ET A L’ARMEE FRANCAISES

PAR LE « LLOYDS »

PENDANT LA DEFENSE DE VERDUN, JUIN 1916

On sort les blessés grelottants et endormis de morphine, on les hisse sur leur brancard dans la grande caisse blanche de la voiture. L’Anglais,- une face glabre de vieille femme- essuie avec un mouchoir de soie jaune sa vareuse trempée, puis sort de sa poche une poire qu’il mange, indifférent aux souffrances des blessés, amusé par le système d’allumage de la lampe électrique d’un de mes infirmiers. De temps en temps un départ de 75 illumine cette scène et domine de son explosion le vacarme de la tempête. La pluie se met à tomber, cinglante. Auprès des deux blessés couchés on fait monter trois blessés légers qui s’asseyent sur une banquette. Ces derniers n’ont pas l’air rassuré : cette nuit de tempête, ces coups violents des 75 tout proches, et puis –ah ! surtout- l’avant-goût de ce voyage de plus de vingt kilomètres en compagnie de ces deux demi-moribonds dont l’un, fouetté par l’air frais, se met à gémir : « Ah ! cette bannde ! Enlevez donnque cette bannde !… Je ne vois pas clair… ». L’Anglais allume sa cigarette « Three Castles », donne un coup d’œil à la fermeture de la bâche arrière de sa voiture et sur son « All right ! », le chauffeur –un Anglais, également- embraye et démarre dans un puissant grondement de la lourde voiture.

…Et je rentre me coucher dans mon lit ripoliné de blanc. Mais avant de m’endormir il me faut donner la chasse à un énorme rat qui s’enfuit par une fente étroite de mon plancher que je bouche avec un tampon de journaux.

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