13-18 juin 1915. Je passe quelques jours à Paris.



13-18 juin 1915.

Je passe quelques jours à Paris. Tristesse dans ces jours : l’oncle d’Orbigny se meurt. Dans sa grande barbe blanche, le teint jaune, le visage décharné, il est terrifiant comme une apparition. Son délire l’entraîne dans la colère. Et la colère de ce vieillard est douloureuse comme un drame. La tante épouvantée n’ose affronter le regard de son mari mourant.

Parallèle nécessaire, j’évoque dans cette funèbre chambre le grand air du champ de bataille… Ces beaux jeunes gens tués dans leur course victorieuse, cet effondrement de l’homme frappé au front, ce grand geste des bras avant que le corps ne s’abatte… Et le soleil ou la pluie sur cet instant suprême. J’évoque les forêts des Hauts-de-Meuse, la mort de Magnonnaud, dans cette chambre où la potion voisine avec le rond de caoutchouc, où le rythme de la pendule règle celui des hoquets. Vive la guerre ! vive la guerre !

Dans la rue ma croix m’attire les sourires aimables des inconnus. De vieux messieurs viennent à moi, la bouche en cœur : « Permettez-moi, lieutenant, de vous serrer la main. » ou bien : « Monsieur, vous êtes un brave. Je vous fais mon compliment. » Dans les tramways les braves gens se heurtent du coude et se chuchotent en me regardant : « Il n’est pourtant pas blessé… » Les pères font se découvrir leurs enfants en passant devant moi. Les capitaines, bien souvent, même des chefs de bataillon me saluent les premiers avec un gentil sourire. Dans le métro ils viennent parfois s’asseoir auprès de moi et me demandent comment j’ai gagné ma Croix. Les soldats me font un salut large et inaccoutumé. Les sergents de ville eux-mêmes rectifient la position sur mon passage. Et les employés de la poste sont tellement plus affables !…

Il y a aussi le regard triste et affectueux des femmes en deuil, des veuves, des mères… Je n’ai guère vu d’amis. Edjy est dans les tranchées, en Argonne. Jehan soigne à Aix son pied douloureux. Fernet est observateur en aéroplane. Emile Fechner est dans les tranchées en Artois.

J’ai vu Léon Le Bel, sapeur à Versailles. J’ai vu Pappel, il est chauffeur du Général Pau – le parfait embusqué, quoi !-. J’ai vu les parents de mon pauvre et cher Roederer, chez qui j’ai dîné.

J’ai visité les bonnes sœurs de la rue de la Ville-l’Evêque. « Quelle est cette médaille, a demandé une jeune sœur, en désignant ma croix de la Légion d’honneur ? »

J’ai visité aussi l’hôpital organisé dans le séminaire d’Issy-les-Moulineaux, où Louise Batbedat est infirmière-major et où sont infirmières plusieurs de mes anciennes petites élèves, de Brissac, de Gentile Goutant-Biron, mes cousines de Beauchêne. Quel accueil ! quels cris ! quelles joies !

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Une réponse à 13-18 juin 1915. Je passe quelques jours à Paris.

  1. pponsard dit :

    Séminaire d’ISSY, transformé en hôpital :  » plusieurs de mes anciennes petites élèves, de Brissac, de Gentile, de Gontaut-Biron… » et non Goutant-Biron… Surprenantes cette faute d’orthographe, en forme de contrepèterie, à propos d’un patronyme qui lui est vraisemblablement familier… Sans doute le noms est-il mal écrit de sa main, puis mal lu, et enfin mal retranscrit…
    Sympathique d’arborer la  » Rouge » à cette époque,  » même des chefs de bataillon me saluent les premiers avec un gentil sourire… ». Et les sergents de ville qui rectifient la position, et les enfants qui saluent le héros, bien sympathique tout cela avant de retourner aux enfers…

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