13 mai 1915. Contrexéville-Neufchâteau
Ce matin à 8h on m’a délicatement déposé dans le train de Neufchâteau, accompagné d’une miche de pain, de deux ronds de saucisson et d’une tranche de gruyère. Et adieu, Contrexéville. En route pour l’inconnu.
A Mirecourt, en changeant de train, je me heurte à Cordonnier, qui, à peine guéri, rejoint le régiment. Il a appris à Epinal que Plaisant était prisonnier, Voilqué tué. Ce sont les seules certitudes qu’il ait sur nos pauvres camarades. Nous parlons pendant deux heures du régiment. Ouf ! cela élargit momentanément le cercle de mes idées.
A Neufchâteau, après que j’eus quitté Cordonnier, ledit cercle se rétrécit à nouveau. On m’enferme dans une grande salle peinte à la chaux, puant le crésyl, « réservée à MM. les officiers ». Deux vasistas l’éclairent. Nous sommes deux dans cette prison où vient nous visiter de temps à autre un geôlier chargé de nous empêcher de fumer. Mon compagnon de geôle est le jeune lieutenant Genevoix, du 106ème, agrégé des lettres. Il a le bras gauche mi-arraché. Comme moi, il a été blessé à la tranchée de Calonne.
(Bedel a joint en note écrite à l’encre bleue : « il s’agissait de l’écrivain de guerre Maurice Genevoix 1»)
Aux questions anxieuses que nous nous posons sur notre sort, un médecin à mine longue et à poil rare répond d’un hochement de son cou maigre.
Enfin à 18h il vient nous annoncer qu’un train sanitaire va être formé. Départ à 20h.
A 19h vient nous rejoindre un s/lieutenant du génie qui a 14 ans de Côte d’Ivoire et 18 éclats d’obus dans la peau. Il nous conte à la fois des chasses à l’hippopotame et la façon dont, au bois d’Ailly, il faisait sauter les Boches à la mine. Il est l’auteur récent de trois explosions ayant déterminé chacune un entonnoir de trente à trente-cinq mètres de diamètre et ayant englouti trois compagnies entières d’Allemands.
Ainsi passe notre temps. Nous écoutons ce chasseur-mineur. 20h le train ne part pas. 21h le train ne part pas. A 22h30 enfin il s’ébranle.
Nous partons vers l’inconnu.
1 Lorsque Bedel recevra le prix Goncourt, Genevoix lui écrira en lui rappelant l’épisode de Neufchâteau. Ce sera le début d’une longue amitié entre les deux écrivains.
» une miche de pain, deux ronds de saucisson et une tranche de gruyère… » voilà un piètre dîner, ajouté à l’ambiance morose, qui ne saurait soulever l’enthousiasme du gourmet Bedel..;
Belle consolation cependant , il a le plaisir de faire la connaissance du » jeune lieutenant Genevoix, au bras gauche mi-arraché … », qui deviendra également célèbre et même « immortel » et secrétaire perpétuel de la grande Maison du quai Conti…
Le Genevoix dont il s’agit est bien Maurice Genevois, pas agrégé des lettres (il était encore à l’ENS Ulm quand il a été touché par la mobilisation de 1914.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Maurice_Genevoix#La_guerre
Étant élève d’école normale primaire, je me souviens d’avoir entendu une «radiovision» (cassette audio et document) sur la Grande Guerre, produirte par le CNDP ou encore l’INRP de l’époque, qui était un témoignage encore poignant de Genevoix sur la souffrance des hommes.