1er mai 1915. Au lever du soleil je fais mon tour d’horizon.



1er Mai : Croisement de la Tranchée de Calonne et de la route de Mouilly aux Eparges

Au lever du soleil je fais mon tour d’horizon. Joli, l’horizon ! Nous sommes en plein charnier. Chaque buisson cache son cadavre. Cadavres de fusiliers marins allemands, cadavres de zouaves, cadavres de Marocains. Sous l’ardent soleil de ces jours derniers la décomposition a vite marché et l’odeur qui se dégage de ces fraîches verdures, de ce tapis de muguet et de pervenches est intolérable.

Dans ce coin de forêt, derrière un large réseau de fil de fer, se trouvent groupés, une dizaine d’abris, faits de rondins et de terre. Le colonel occupe l’un d’eux. Moi un autre. Le reste loge les plantons et les officiers de la 2ème compagnie en réserve. La 6ème compagnie est en réserve plus loin sur le bord de la route. Entre elle et nous, une compagnie du 311 également en réserve.

Le décor est étrange. De gros hêtres sont brisés à quelques mètres du sol. D’autres sont déracinés, arrachés du sol malgré leurs puissants crampons. Les fourrés sont hachés à certains endroits. Tous dégâts dus aux gros obus allemands. Le sol est jonché d’équipements français et allemands, capotes ensanglantées, gamelles traversées par les balles, fusils brisés, sacs vidés, chéchias, képis, calots allemands, paquets de cartouches, grenades à main et surtout un nombre incalculable de ces calottes d’acier protectrices que l’on distribua il y a quelques jours aux troupes.

J’en suis là de mon tour d’horizon quand je vois arriver le capitaine Lefolcalvez la tête entourée de linges sanglants. Il marche soutenu par Denis, son fidèle cycliste. Il vient de recevoir à la nuque une balle tirée par un « écureuil ». On m’apprend que le capitaine Charpentier vient d’être tué dans les mêmes circonstances.

Le capitaine Lefolcalvez, que le colonel réconforte en lui promettant la Croix, a le courage de dessiner le plan du terrain occupé par ses compagnies. Je le soutiens à coups de verres de rhum. Pas de boyaux, pas de tranchées. Des fourrés et des gros hêtres. Forêt à guet-apens, à « écureuils », à espions. Des ordres sont donnés : les compagnies vont immédiatement creuser une tranchée et accrocher quelques fils de fer.

Pendant ce temps je vois rôder autour de moi le sinistre Dubrouillet, en proie aux terreurs les plus noires. Il n’a pas pu se rendre jusqu’à la ligne de feu. Je l’y pousse par les épaules. Il s’éloigne courant de trou en trou, d’arbre en arbre, et revient aussitôt les dents claquantes, les yeux hagards. Il a peur. Je le jette dans un coin de mon refuge et je ne m’en occupe pas plus que d’un chien galeux.

Un autre fou m’arrive. Il s’appelle Barrabant et porte une barbiche pointue au menton. Barrabant a fixé sur son crâne sa calotte de métal et ne veut point la quitter. Dans son délire il rit aux anges. Il ressemble à Don Quichotte.1

La ligne est à 300m devant moi. Nous sommes dans les balles.

Nous sommes aussi dans les obus. Vers 16h une pluie de marmites tombe sur nos abris. Jamais je n’ai reçu tant de gros obus. Il pleut du 105 comme nous faisons pleuvoir du 75. Sur la 6ème il tombe des centaines de 210. Hé ! hé ! Les Allemands ont encore des munitions !… Quel vacarme ! Quel enfer ! Un obus percute sur la route devant notre entrée, éteint nos bougies et emplit le gourbi d’une telle poussière que l’air est pendant quelques instants irrespirable.

Un des plantons cyclistes du colonel, trop curieux, se penche à l’ouverture de son gourbi pour « voir éclater les marmites ». Il a la tête emportée à quelques mètres de là.

Dans le refuge il règne un grand silence angoissant. Mes brancardiers, mes blessés se taisent, figés par la terreur. L’abri n’est pas construit pour résister à de pareils engins, il est très long, assez large et offre ainsi une surface favorable à la chute des marmites. Il faut être résigné dans ces moments-là… C’est d’ailleurs le seul sentiment que découvre en moi l’analyse dont je fouille mon être aux portes de la mort : la résignation. Une résignation presque souriante. Mon pouls bat à 90. Mon estomac crie d’appétit. Et je sifflote une ritournelle insupportable, chère aux troupiers : « Mais le plus joli rêve Est le rêve d’amour Que l’on fait sur la grève A l’heure où meurt le jour… » C’est ainsi que la mort me cueillera si elle doit me cueillir aujourd’hui.

Au tonnerre des hommes s’ajoute bientôt le tonnerre du ciel : un orage violent gronde sur les Eparges. Le ciel est couleur d’encre. Le paysage prend un aspect d’horreur fantastique.

A 17h une rafale de 75 essaie de faire taire le canon ennemi. Mais ouiche ! celui-ci accentue sa colère : le bull-dog répond au roquet.

Pendant la nuit, violentes fusillades de nos compagnies inquiètes au milieu de ces fourrés. Réponses allemandes. Un troupier au lieu d’envoyer une fusée blanche envoie une fusée rouge d’alarme : le 75 envoie une terrible rafale sur la tranchée allemande. L’incident dure une heure. Il est minuit.

1

Ces deux paragraphes ont été rayés de coups de crayon, probablement par discrétion, lors d’une relecture.

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