4 février 1915. Journée de soleil et de sang.



4 février 1915. Hautebraye-tranchées

Image37 Image38

Journée de soleil et de sang. Nos tranchées frôlent les tranchées allemandes, la lutte de tranchée à tranchée est âpre, continue, sans répit. Le secteur de la 8ème compagnie, dit secteur du Rond-Point de l’Etoile est le plus pénible que nous ayons jamais occupé. C’est à ce Rond-Point de l’Etoile que nous avons perdu et repris, il y a quinze jours, un poste d’écoute. Plaisant m’a fait les honneurs de ce coin que l’ennemi occupa un jour et une nuit et que, depuis lors, il accable de ses obus de 105 et de 150. Le bois de pins où se creuse cette tranchée, où se trouvent les abris de Plaisant et du capitaine Le Folcalvez, est comme fauché par un faucheur maladroit qui aurait donné de la faux à tort et à travers, trop haut, trop bas.

L’ennemi est tout près. On n’y parle qu’à voix basse. Les meurtrières, repérées, sont intenables pour le curieux. Mais on a, pour regarder, le précieux périscope de tranchées.*

Mais quel triste et empoignant spectacle ! Entre la tranchée ennemie qui se dissimule dans un boqueteau de bouleaux et notre tranchée, des soldats français, couchés dans des poses de combat, la plupart serrant entre leurs doigts décharnés le fusil, baïonnette au canon, des soldats français, une cinquantaine au moins, gisent, éparpillés dans l’herbe. Ils sont là depuis novembre. Je vois leurs orbites creuses, leurs bouches ouvertes… Je vois un sergent, couché, la tête – quelle tête !- inclinée sur l’épaule. Un soleil magnifique éclaire cette épouvantable hécatombe. Ils semblent menacer toujours l’ennemi qui se terre devant eux, l’ennemi qui les a tués par les meurtrières, sans se montrer. Derrière eux, derrière les sacs de sable qui marquent la tranchée allemande, on voit les murs de plus en plus diminués de la ferme de la Carrière St Victor.

Ah ! ce tête-à-tête silencieux qui dure depuis cinq mois, interrompu à de longs intervalles par un incident qui couche des cadavres de jeunes hommes entre les deux partis !…

Le lieutenant Blanchon au moyen d’un fusil monté sur chevalet lance dans la tranchée du bois de bouleaux des fusées à mélinite qui éclatent avec fracas. Je le laisse à son jeu : c’est un véritable gamin, il rit aux larmes d’entendre éclater sa fusée… Hélas ! son rire est soudain coupé. A peine l’ai-je quitté qu’une des fusées, éclatant prématurément, le blesse aux bras, à la poitrine, à la tête. Je reviens sur mes pas. Je le soigne. Il est criblé de blessures, aucune n’est mortelle. Je l’accompagne à Hautebraye.

Quelques instants après, les six dormeurs de l’abri près duquel Blanchon faisait partir ses fusées, sont atteints par les éclats d’un obus de 105. L’un d’eux m’est amené dans un état affreux : un large morceau de la cuisse pend le long du brancard, la boue du boyau s’est mélangée au sang qui coule à flots. L’os est broyé… Il délire, il demande à boire, il sourit dans sa barbe pleine de terre. Et de ses vêtements en lambeaux se dégage une odeur de poudre. A 4h je remonte soigner deux blessés.

Cette belle journée de soleil et de chaleur précoce a été marquée par des visites d’aéroplanes allemands, accueillies par des décharges de shrapnells français. Et chaque visiteur a fait chaque fois demi-tour devant la barrière des petits nuages blancs. Ces jeux de l’artillerie et de l’aviation sont les seules élégances de cette guerre souterraine.

Ce soir, un bel incendie, causé par nos obus à Autrèches, illumine le ciel.

  • Facebook
  • Twitter
  • Delicious
  • LinkedIn
  • StumbleUpon
  • Add to favorites
  • Email
  • RSS
Cette entrée a été publiée dans Un Goncourt dans la Grande Guerre, avec comme mot(s)-clef(s) , , , , , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>