25 septembre 1914. Il a gelé blanc cette nuit.



25 septembre 1914.

Il a gelé blanc cette nuit. Voici le petit jour. Pas de fusillade, pas de canonnade. Que se passe-t-il ? Dans la rue du village j’avise le colonel (le l[ieutenan]t-colonel Pichoud qui commande notre régiment).- « Eh ! bien, mon colonel ? – Eh ! bien l’ennemi a fichu le camp à dix kilomètres en arrière pendant la nuit. – Nous ne le poursuivons pas ? – Non, vous comprenez, deux bataillons contre une brigade… » Comment nous avions une brigade devant nous ? Mâtin ! nos hommes ont bien travaillé. Mais, aïe, résultat : 30 tués, dont 24 pour la 5ème c[ompagn]ie, et 60 blessés. Proportion énorme de tués due à l’héroïsme d’une section de la 5ème cie qui a mieux aimé se faire tuer que de se rendre. C’est le lieutenant Henry qui la commandait : il est là, il n’a pas une égratignure !

J’ai parcouru à cheval le champ de bataille. Comme c’est calme ! La gelée blanche fond sous le soleil qui se lève… Ici c’était hier un champ où il pleuvait une pluie de mort ; aujourd’hui c’est une jolie prairie fleurie de colchiques et marquée ici et là de bouquets d’osier. Hélas, couchés sur les fleurs, perdus sous les osiers, il y a aussi des hommes. Ils sont immobiles, les poings serrés, les bras levés vers le ciel, le sac sur le dos… L’un d’eux tient à la main son paquet de pansement : comme l’Allemand des bois de Ste-Barbe, il s’apprêtait à se soigner une première blessure quand une balle l’a frappé au crâne. J’aperçois Forwenkler, un charmant garçon, industriel alsacien, venu en France le jour de la mobilisation se mettre au service de sa vraie patrie : il est tombé, une balle au front. Plus loin c’est le sergent Deschazeaux : il a les deux bras repliés sur le visage… Pauvre homme, il croyait se faire un bouclier contre la grêle de balles qui l’assaillait. Deux ou trois, qui s’étaient un peu trop avancés, ont été tués par des obus français. Un autre par des balles françaises… Ah ! ces guerres où l’on se tue sans se voir. Des milliers de coups de fusil ont été tirés hier, des centaines de coups de canon ont été échangés : pas un homme du bataillon n’a vu l’ennemi ! Les coups de fusil ont été tirés sur des pointes de casque, aperçues dépassant le bord d’une tranchée. De tranchée française à tranchée allemande le moindre geste est épié. C’est ainsi qu’une de nos tranchées s’est attirée pendant une demi-heure le tir de l’artillerie parce qu’un homme allongeant le bras derrière lui a secoué un prunier planté là, tout près. Dans ces combats l’on tire sur des pointes de casques, des manchons de képis, des gamelles attachées au sac… On ne tire pas sur un homme. Après les cadavres des Français, je rencontre les cadavres des Allemands. Eux aussi ont été tués alors qu’ils rampaient, leur sac devant eux, la pelle à la main, vers nos positions.

A midi, contraste piquant, je vais rejoindre le capitaine Gresser à Reherrey, à Reherrey qu’hier les shrapnells arrosaient chaque fois que je voulais m’en approcher. Nous déjeunons là avec les l[ieutenan]ts Cordonnier et Hartmann. Hartmann a eu son sac (un sac de fantassin) labouré par un éclat d’obus. Boulanger, le lieutenant des mitrailleurs, vient nous rejoindre : il a amené, à cause de ses pièces, le feu de l’artillerie toute la journée sur lui et… sur nous qui étions derrière lui. Et il n’a pas un blessé ! Nous mangeons une omelette et une crème fouettée de premier ordre.

Oui, le contraste entre hier et aujourd’hui est piquant. Me voici galopant sur la route de Merviller à Reherrey, où l’homme le mieux dissimulé eût été tué hier infailliblement. Ah ! comme on jouit de la vie au lendemain d’une pareille journée. Vous voyez, je bavarde, je bavarde : hier, je me suis tu si longtemps !

Avais-je remarqué combien la Verdurette, cette rivière au nom si léger, était jolie avec ses bords fleuris de colchiques ? Peuh ! la Verdurette c’était hier un obstacle insupportable à la recherche de mes blessés. Et ce bois de bouleaux qu’arrosaient les shrapnells quand je voulus m’y réfugier, avais-je admiré l’or de son feuillage ? On n’a plus ses cinq sens pendant le combat : on n’a que ses oreilles pour entendre siffler les balles et écouter arriver les obus. Le reste est engourdi. On ne sait plus l’heure qu’il est, on ne se le demande même pas. Cependant j’ai eu pendant cette interminable journée un appétit d’ogre : j’aurais payé cher un morceau de pain quand derrière le fumier du Moulin-Neuf je me défendais contre l’assaut des mouches.

Le capitaine Gresser me cite des mots de ses hommes pendant le combat. J’en retiens un : « Ah ! si mon grand-père était là c’qu’il demanderait à prendre le métro !… » A ce moment une grêle de balles « épaisse à couper au couteau » assaillait le capitaine et le troupier bavard.

Nous cantonnons ce soir à Merviller. Je me fais préparer un lit de paille dans un coin. Les Lts. Boulanger, Hartmann, Gassier (revenu hier d’Epinal juste pour le combat), Cordonnier le partageront avec moi.

9h –Soir- Non, nous ne coucherons pas à cinq sur une botte de paille. Ordre de regagner cette nuit nos cantonnements à Deneuvre.

 

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Une réponse à 25 septembre 1914. Il a gelé blanc cette nuit.

  1. Patrice PONSARD dit :

    quasiment surréalistes ces lendemain de combats…Après l’horreur totale, la mort partout et les puanteurs insupportables, la vie reprend rapidement ses droits avec l’omelette et la crème fouettée  » de premier ordre… » et Maurice devient même lyrique quand il nous décrit la Verdurette avec ses bords garnis de colchiques…

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