12 septembre 1914. Ah ! le beau réveil !4h du matin, au tout petit jour : « Mon lieutenant, alerte ! »



12 septembre 1914. Rambervillers- Ménil s/Belvitte

Ah ! le beau réveil !4h du matin, au tout petit jour : « Mon lieutenant, alerte ! » Tout de suite on me communique des bruits sensationnels : défaite des Allemands en Champagne, mise en déroute de trois armées ou corps d’armée ennemis, nombreux prisonniers, des canons, du matériel !… Oui, MAIS est-ce officiel ? le colonel l’a appris par note écrite, puis verbale, puis téléphonique, puis récrite… Mais … nous sommes payés pour nous défier.

En tous cas la note qui m’est communiquée par le colonel porte ces mots magnifiques : « Recul général de l’ennemi sur tout le front de notre région. Offensive générale de l’armée, direction Baccarat ! » Voilà des mots comme nous n’en entendons plus depuis trois semaines.

6h- Nous attendons l’ordre de départ. Lever de soleil magnifique après une nuit de pluie. Ah ! L’importance, l’influence du soleil, un matin de grande bataille !

Les canons français 155 et 75 font rage. Ils ont avancé leurs positions depuis hier.

10h-Départ.

Traversée du bois tragique d’Anglemont : un cyclone de fer et de feu l’a dévasté. Des chênes, des hêtres énormes sont brisés à ras terre, le haut des arbres est dépouillé de ses branches. Le sol labouré. La route défoncée. A la sortie du bois le spectacle horrible commence. Un capitaine français, mort depuis au moins 15 jours, gît dans la boue, sur le bord du talus, les deux cuisses coupées : sa face est noire… Personne n’a songé à l’enterrer. Personne n’y a songé pour tous ces fantassins français, ces quelques Allemands, ces jambes, ces bras, ces têtes isolés… Il est vrai qu’hier on se battait ici avec fureur, que la nuit seulement l’ennemi a été refoulé, que les troupes exténuées par la victoire ne songent pas à enterrer leurs morts… Du côté d’Anglemont une colonne de fumée : les dernières maisons incendiées avant la déroute… Pendant 7 kilomètres nous avançons péniblement dans ce charnier puant, parmi les sacs, les souliers, les képis, les fusils (oh ! ces monceaux de fusils brisés, rouillés !). Dans le fossé de la route, tous les dix mètres un cadavre, les cheveux collés par la pluie, les yeux souvent ouverts et vitreux, les lèvres blanches…

Nous arrivons à Ménil s/Belvitte. Le village n’existe plus que sous la forme de quelques murs noircis par la fumée, de quelques tas de pierres qui furent des maisons aisées, avec des familles heureuses, des rires d’enfants… On me signale dans une maison intacte un vieillard paralysé qui meurt… Il est seul dans le village, seul depuis que les Allemands l’ont quitté. Il a été soigné par eux, nourri, lavé… Nous, nous passons victorieux et rapides, et il meurt tout seul dans sa masure.

Ménil est jonché de débris d’armes, d’uniformes, de casques, de mitrailleuses, de bottes… Débris allemands infiniment plus nombreux que les français.

Nous restons ici pendant que l’artillerie déloge les Allemands de Baccarat. Baccarat est à 7km.

Sous un verger de pommiers, une grande tombe fleurie, bordée de gazon ; on y a planté des glaïeuls, des reines-marguerites et une belle croix, large et bien taillée sur laquelle on lit : « den Deutschen u. Französischen gefallemen soldaten – Gestiffet von 12-112-7-9-14 ». Devant cette belle tombe fleurie je songe au capitaine français dans la boue de la route…

Comment nous nourrirons-nous maintenant ? Depuis ce matin 4h je n’ai bu qu’une tasse de café ; je me jette voracement sur ces quelques pommes vertes et quelques quetsches âcres laissées par les Allemands.

Toutes les minutes, passent des prisonniers allemands. Ils sont très jeunes. Ils sourient, et donnent leur casque en se mettant au garde-à-vous si c’est un officier qui le leur demande.

Il pleut. Il tempête. J’ai faim. Ah ! avoir faim dans un pays dévasté, brûlé, pillé, puant le cadavre !… je dîne d’un jeune concombre « étalé » sur une tranche de pain et de quelques pommes de terre arrachées à un potager. Le capitaine Gresser vient les partager avec Caussade et moi.

La nuit tombe sur le village en ruines ; le curé revient, il n’a plus d’église, plus de presbytère, plus de fidèles. C’est tragique ce retour…

Le pays est rempli de casques allemands, de fusils, de sacoches, de buffleteries. Tout cela mélangé à des linges sanglants, à de la viande pourrie…

La pluie redouble de violence, le vent fait rage.

Nous nous étendons sur la paille où hier soir dormaient les Allemands. Je dois dire qu’elle est propre, alors que la paille abandonnée par les troupes françaises est généralement sale et réduite en poussière. Il pleut sur mon nez par le toit sans tuiles. Comment y aurait-il encore des tuiles à Ménil ?

J’entends le petit cri des souris qui vont et viennent le long du mur et qui trouvent certainement agréable de me grignoter mon sommeil.

Le bataillon bivouaque dans le bois de la Pêche. Encore un bois tragique, brisé, puant, plein de cadavres épars. Au petit jour, dans une grange j’aperçois une tête pâle, des yeux exorbités, sortant du foin : un Bavarois terrifié qui pleurniche et balbutie en souriant à travers ses larmes : « Kâmârâd !» On vient l’arrêter !

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Une réponse à 12 septembre 1914. Ah ! le beau réveil !4h du matin, au tout petit jour : « Mon lieutenant, alerte ! »

  1. Patrice PONSARD dit :

    Pour bien comprendre, vu du terrain , la bataille de la Marne, je me permets de suggérer la lecture de l’excellent et très documenté livre du général Chambe, ( Adieu cavalerie ! la Marne bataille gagnée, victoire perdue…édité chez Plon en 1979 ) alors sous-lieutenant au 15ème régiment de dragons de la 10ième division de cavalerie elle-même incluse dans le puissant Corps de cavalerie Conneau, sous les ordres directs de Joffre.
    Soit 8 brigades de cavalerie, 3 groupes de chasseurs cyclistes, 3 régiments d’artillerie coloniale, 1 régiment du Génie, 1 régiment d’infanterie, 1 escadrille à 6 avions.
    Le jeune officier témoin de nombreux combats et événements , constate et regrette les fautes du commandement et singulièrement le très mauvais emploi de notre magnifique cavalerie , qui a abouti à sa quasi incapacité opérationnelle après la Marne…
    Ne soyons donc pas étonnés qu’il ait demandé ensuite à servir dans l’aviation de guerre naissante.

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