16 mai 1918 : la vigne va pousser et je voudrais voir les ceps de la maison



Le jeudi 16 mai 1918
Travail au Decauville. Repos ensuite toute la journée. La 4ème section est de piquet à 18 h. Les nuits sont claires, douces et calmes, et on peut facilement circuler sur la côte du Mort-Homme. Dans le jour il y a beaucoup d’aéroplanes et de saucisses, et nous ne nous éloignons pas de nos abris. Nous circulons dans la tranchée pour les corvées.


Jeudi 16 mai 1918

Mon cher père,

Je vous disais dans ma lettre du 12 que j’étais de retour aux tranchées. C’est aujourd’hui le cinquième jour que j’y suis et cette période-ci ne sera pas trop dure si ça continue. Le temps est devenu beau et chaud, les nuits sont claires, douces et courtes. Le terrain est sec et nous ne nous salissons pas. Le retour du beau temps et aussi le ralentissement des opérations de  la  Somme font que nous voyons davantage d’avions que nous n’en voyions depuis un mois. Ils nous survolent très souvent et les ballons observateurs sont aussi à leur poste ; impossible de circuler le jour sans être vu.

Partout où il n’y a pas de trous d’obus l’herbe pousse et chaque trou, vieux ou nouveau, forme une tache blanche sur un tapis vert. Entre la cote 304 et le Mort‑Homme se trouve un petit ravin où coule un ruisseau. De chaque côté du ruisseau le terrain est marécageux et les grandes herbes de rivière ont déjà soixante centimètres de hauteur, et c’est comme ça sur 300 mètres de largeur. Cette verdure tranche beaucoup avec les crêtes blanches des cotes 304 et 295 (Mort‑Homme) où il ne pousse absolument rien et où il ne poussera rien pendant bien des années. La terre ayant été défoncée à plusieurs mètres de profondeur par les obus, sans oublier un pouce de terrain, toutes les pierres de dessous ont été ramenées à la surface. Ces crêtes étaient cultivées avant la guerre mais les propriétaires ne retrouveront même plus les bornes et le terrain sera perdu pour la culture, surtout avec les obus à gaz qui empoisonnent la terre. Entre les tranchées françaises et allemandes il y a une moissonneuse lieuse détériorée qui se trouve là sans doute depuis bien longtemps. Nous passons auprès la nuit en faisant des patrouilles et quand on arrive dessus on croit toujours qu’il y a quelqu’un. Le secteur est très calme, un coup de canon par-ci, par-là pour réveiller les artilleurs. Et pourtant il a été tué bien des mille hommes à cette même place il y a deux ans. Nous avons en face de nous deux régiments allemands qui viennent de la Somme, aussi ils sont sans doute fatigués et nous laissent tranquilles pour l’instant, le temps que ça durera sera toujours passé.

La coopérative est moins bien approvisionnée. Il y a toujours du vin rouge à 0.75 F le litre, mais il n’en est donné qu’un litre à chaque client pour suffire à tous. Il y a toujours du tabac et des cigarettes mais ça ne m’intéresse pas. En épicerie, papeterie et conserves on peut en avoir suivant les jours. Nous ne manquons pas de pain et il est bon et souvent bien blanc. La  cuisine  de l’ordinaire est bien préparée mais il n’y en a pas toujours suffisamment.

Nous venons toujours aux tranchées sans sac et c’est bien plus commode, il y a bientôt deux mois que je ne l’ai porté. Nous faisons un ballot de la toile de tente et une couverture, et avec une grande courroie on le porte en bandoulière. Le beau temps nous permet même de rester en veste jour et nuit. Je mets ma capote dans mon ballot pour aller aux tranchées et en revenir, et une fois en tranchées elle est toujours dans mon abri. S’il pleut je mets mon caoutchouc qui me rend de grands services. Les deux autres bataillons montent avec le sac.

Le beau temps doit également se faire sentir dans votre belle Touraine. La vigne va pousser et je voudrais bien voir les ceps de la maison, ils doivent être de toute beauté. De même pour les fourrages.

J’ai reçu il y a quelques jours une lettre des gens chez qui j’avais travaillé en juillet dernier. Ils m’annoncent qu’ils sont favorisés par une préparation superbe et qu’ils pensent avoir une bonne année de blé dans la Brie. Ils sont rationnés pour le pain et trouvent pénible d’être privés de pain en récoltant 25 hectares de blé.

Pensez toujours à ouvrir de temps en temps la porte de ma chambre quand  il  fait beau. Soignez aussi les quelques fleurs qui restent dans  le  jardin.  Ne voyant ici que des terrains bouleversés et incultes je  serai  heureux à mes permissions de me reposer les yeux sur quelques    fleurs. Je dis mes permissions car il me semble que la   guerre   durera encore très longtemps et que je ne suis pas près  du  retour  définitif. Tout nous indique encore de longs mois de misère. Je souhaiterais pourtant me tromper. J’avais vu ici à la dernière période de tranchées Dezaunay qui est au 77ème territorial ; cette fois-ci je n’en vois plus de son régiment, il doit être changé de place.

Je termine ma lettre en vous adressant mes salutations affectueuses.

Votre fils ‑ H. Moisy

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