26 octobre 1917. On est au pays mort des Champs d’Entonnoirs.



26 octobre 1917. Moulin de Laffaux

Oh ! jusqu’au Pont-Rouge, c’est le banal paysage de guerre avec ses arbres abattus par la hache allemande, ses vastes entonnoirs emplis d’eau jaune, ses champs incultes semés de chardons secs, ses vols de corbeaux et ses vols d’avions…

Mais, Dieu ! soudain dans quel pays entre-t-on ?

La route cesse d’être une route.

L’herbe cesse d’être de l’herbe.

La terre cesse d’être la terre.

L’air cesse d’être l’air.

La vie cesse.

On est au pays mort des Champs d’Entonnoirs.

On est au pays où la pluie du feu français s’abattit pendant des jours et des jours sur le dos courbé des Allemands.

Tout ce qui était là n’est plus.

Sur cette mer de boue qui s’est, après la tempête, immobilisée entre le Moulin de Laffaux et l’Epine de Chevregny, il flotte de grises épaves : un tank basculé, semblable à une coque de navire démâté ; des chevaux, gonflés, jambes raides ; des sacs à terre… Mais, là, sont-ce bien des sacs à terre ? Ces choses rondes, ces étoffes boueuses ? Bien entendu, ce sont des hommes. On voit bien que ce ne sont pas des sacs à terre puisque quelques uns ont une tête. En voici même un qui a deux jambes : on voit une paire de bottes sortie de la boue, le fer du talon brillant d’un éclat blanc. C’est grand’pitié que cette jeunesse fauchée ne puisse soutenir un seul instant la comparaison avec les fleurs tombées sous le geste du faucheur… Le Moulin de Laffaux !… J’ai envie d’écrire le Moulin de la Faux en songeant à une Mort de Dürer, une Mort déchaînée, ivre et couronnée de laurier, et dansant la faux à la main parmi la phalange de jeunes Germains, et tranchant les bras, et coupant les jambes, et crevant les ventres, et trouant les poitrines, et brisant les crânes, pour le jeu féroce de marier de la chair fraîche à de la boue, du sang écarlate à de l’eau trouble et des lèvres roses à d’immondes sanies.

Ce n’est pas sur un champ de bataille qu’il sied de méditer sur la guerre… Ces cadavres pitoyables vous enlèvent toute liberté de jugement.

Et puis, comme dit Montaigne en parlant des arquebusades, malgré « cet estonnement des oreilles, à quoy désormais chascun est apprivoysé, » on a la tête cassée par les mille bombardes, mortiers, canons, obusiers, crapouillots qui logent dans les fonds de Nanteuil-la-Fosse, d’Allemant et de Vaudesson, et qui font là un puissant tapage. Les mêmes instruments donnent la réplique depuis les fonds d’Anizy, d’Urcel et de Monampteuil, mais en langue allemande. Ce qui fait qu’au lieu de vous casser la tête au sens imagé du mot, ces instruments-là vous la cassent bel et bien au sens cru. Et voici bien que plusieurs pauvres diables de fantassins sont culbutés par cette musique dans le chemin creux d’Allemant. Déchirement de l’étoffe molle du brouillard. Fumée noire. Vrombissements d’éclats. Tassements d’hommes bleus dans de la glaise rouge. L’un dit d’une voix moite : « C’est rien, c’est que le bras d’ traversé. » Il n’y en qu’un qui ne dit rien et qui ne bouge pas : il gît sur le ventre, les bras en croix et l’on dirait que le dos de sa capote a été hersé.

Mon Dieu, que ces 75 qui jappent derrière nous sont donc fatigants. Et cependant les obus allemands tombent dru sur ces aboyeurs… Mais a-t-on jamais fait se taire un roquet en lui jetant des pierres ?…

Allemant

Allemant est un village reconquis. C’est terrible pour un village d’être reconquis.

Allemant ressemble assez sensiblement à une carrière de pierres où l’on vient de faire donner la mine. Ici et là, un cadavre vêtu de gris, une roue de caisson, un canon brisé, des torpilles abandonnées, des lambeaux de linge, des papiers épars, des casques de tranchées, encore des cadavres… Un silence et une solitude poignants. Des fantassins, l’oreille aux aguets, se glissent d’une pierre à l’autre… C’est que l’ex-village est une corbeille à obus.

Je m’en aperçois…

Je jette un regard vers Saint-Guilain, cette ferme qui fut à ma grand-mère. Quelques poteaux qui furent des arbres, quelques moellons qui furent des murs. Un coin sinistre de pourriture, de fumée, de boue : un petit chaos dans le grand chaos.

Ah ! c’est à pleurer !…

Dans le ciel gris et bas, un drame rapide, en trois actes : premier acte, l’avion allemand vient mitrailler les travailleurs de la route de Maubeuge. -Deuxième acte : trois avions français surgissent d’on ne sait où et lui barrent son chemin de retraite. -Troisième acte : l’un d’eux le survole… Ploploploploplo… Le vise et l’abat.

Par un jour humide et froid d’automne, ce grand oiseau aux ailes raides, qui plonge dans le noir de la mort, définit mieux qu’un discours subtil l’écroulement et l’anéantissement de la Bonté. Comme lui, elle volait fragile et légère au-dessus des boues, elle obligeait les hommes à lever les yeux vers le ciel, elle ignorait les frontières et les races, le trône et le ruisseau. Survinrent dans son dos trois bandits : le Russe, l’Allemand et l’Anglais… Ploploploploplo… La visent et l’abattent…

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