12 septembre 1917. Je regardais ceux qui passaient sur la route



Missy s/Aisne 12/9

-FAUNE DES ROUTES DE GUERRE-

En attendant qu’une auto charitable voulût bien me prendre et me reconduire à Soissons, je m’étais assis sur la ruine poussiéreuse d’un calvaire au détour de la route de Missy et de la route de Chivres.

L’animation était extrême. Extrême était la poussière. Le canon tonnait dans un bois sur ma droite.

Je regardais ceux qui passaient sur la route. Je reconnus combien est justement frappée la remarque de Sénèque : A multis animalibus decore vincimur. Bien des animaux nous surpassent en beauté.

Sur une route de guerre, il y a :

Le fantassin à casque bosselé, rejeté vers la nuque ; bidon brinqueballant sur la fesse ; boîte à masque dansant sur le mollet ; mains dans les poches où elles se rencontrent avec le briquet, la pipe, le paquet de tabac, le porte-monnaie, le mouchoir, les médailles religieuses (on ne sait jamais…), le lacet de soulier de rechange et du papier de journal.

Le motocycliste : un crapaud voulant imiter le singe Consul à bicyclette.

Le convoi d’auto-camions : des tunnels à la queue leu leu ; on a coupé le tube du métro par tranches, on l’a monté sur roues ; des tunnels qui veulent voir les pays dont leur parle la locomotive.

Les canons : quel nez pour un si petit corps ! Il faut deux roues pour le soutenir.

Le cantonnier malgache : tout ça l’intimide. Il remue la poussière, il s’enveloppe d’un nuage, il ne fait pas de bruit. Voyez-vous qu’on le confonde avec son frère Sénégal et qu’on l’envoie « là-haut » ?

L’annamite : il se tait ; il a trop à penser pour parler. Mais à quoi pense-t-il derrière ses yeux en fente de tirelire ?

Le chauffeur américain : la tête nue ; chandail café au lait ; lunettes d’écaille ; dents blanches et or ; silence ; calme qui n’est pas du flegme : le flegme cache souvent une grimace de l’âme.

L’aumônier israélite : il n’aime pas le cheval et cependant il lui plait de dominer et de recevoir des saluts : il se souvient de l’humiliation où son grand-père a été tenu.

L’aumônier catholique : tout n’est pas rose dans la guerre. Allons bon ! voilà une tache d’encre sur la sérénité de mon âme…

L’aumônier protestant : un ligueur… de la Ligue anti-alcoolique ; le seul à qui je n’ai jamais entendu prononcer avec un rire gras le mot hideux de « pinard ».

L’officier d’état-civil : deux manches de lustrine cachent à l’œil de l’ennemi ses galons d’or.

… ah ! voici une auto… Pssst !…

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Une réponse à 12 septembre 1917. Je regardais ceux qui passaient sur la route

  1. pponsard dit :

    analyse personnelle de notre futur Goncourt, dans l’esprit de l’époque précisons le…
    La même en 2017 le conduirait vraisemblablement très rapidement à la barre du tribunal correctionnel pour propos politiquement incorrectes, incitation à la haine raciale, discrimination négative, etc.
    Non sans avoir été au paravent étrillé, cloué au pilori, vilipendé et lynché par les medias…
    Autres temps, autres moeurs…

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