2 mai 1917. Voyage



2 mai De Rabat à Meknès

Quelle fête des fleurs, le voyage de Salé à Meknès, aux premiers jours de mai par un soleil déjà vif qui rend légères les sauterelles et ingambes les tortues ! Comment dire, sans monotonie, les cent kilomètres de marguerites blanches qui s’étendent de l’océan aux premières montagnes ? C’est si touffu, si droit, si homogène que l’on croirait que la petite voie de chemin de fer où file notre draisine a été creusée dans l’épaisseur même de ce tapis vert et blanc. Rien n’émerge de cette mer sans vagues sinon de temps à autre la bosse d’un chameau. Pas un arbre, pas un douar, pas un mamelon, c’est véritablement un plan comme seul en réalise la surface des eaux, et l’on se répète devant ce spectacle si nouveau : « Quel océan de fleurs, quelle mer de parfums ! » Il semble que l’on nagerait sur ces flots calmes. Il semble aussi que l’on glisserait, les pieds chaussés de skis, sur cette neige. Au bout d’une heure, l’étrangeté de cette vision porte doucement l’esprit à l’hallucination. Sont-ce bien des fleurs ? Je n’en veux plus rien croire. La fleur, c’est quelque chose de frêle qui se balance, que le poids d’une abeille courbe mollement, c’est quelque chose de joli que l’on choisit et que l’on cueille et dont on orne la table où l’on écrit, le boudoir où l’on aime… Sont-ce bien des fleurs qui hérissent ainsi le sol entre Sidi Yahia et Daït Touarfa ? N’est-ce pas plutôt la terre qui mousse par l’effet de la grande fermentation printanière ? Je ne sais plus… Je ne sais plus… C’est blanc, c’est blanc, c’est blanc… Et ce n’est pourtant ni un drap de lin, ni un tapis de laine, ni une toile peinte. Car c’est vivant dans son immobilité. C’est vivant, ça sent chaud d’une odeur âcre et lourde d’amour. Et ces milliards de points jaunes en des collerettes blanches c’est de l’amour, c’est de la fécondation, c’est de la gestation, et ce sont des milliards de milliards de marguerites en puissance et c’est pour demain de la lutte pour la vie car il faudra bien qu’elles germent ces myriades de graines fécondées, et qu’elles se développent et qu’elles élèvent leur tige parmi les tiges plus anciennes et qu’elles étouffent leurs voisines pour vivre et pour fleurir et pour s’entre-féconder dans cette immensité sablonneuse, limitée quand même par l’océan et par la montagne.

A Dar bel Hamrri on aborde les premières collines dont les étages successifs s’élèvent jusqu’au plateau de Meknès. Il n’y a plus de marguerites blanches mais il y a des sauges panachées de rose et de blanc, il y a des ombellifères jaunes, des volubilis mauves, des petites asphodèles roses, et puis d’invraisemblables densités de fleurs bleues, rampantes, petits cornets semblables à ceux des pétunias, si nombreux que certains coins de la montagne en sont comme badigeonnés. Les talus de l’étroite voie amusent l’œil mieux que le plus beau des tapis, que le plus riche des jardins. Il règne là des chardons jaunes, blancs, violets, des résédas verts – Dieu, qu’ils sentent bon !- des minuscules gueules-de-loup violet d’évêque, des fleurs qui n’ont peut-être pas de nom et qui n’en sont que plus belles, le tout donnant ton pour ton l’effet des tapis de Rabat. A mesure que la voie s’élève je retrouve la flore des environs de Casablanca en avril, puis en mars, puis en février. Nous approchons de Meknès. A la limite de cette vaste plaine jaune sept tours carrées se dressent parmi les touffes vertes. Nous roulons. Nous roulons. Enfin des murs crénelés, enfin des ruines, enfin des palais morts, c’est bien Meknès, Meknès-aux-oliviers.

A Casablanca, à Rabat, c’est le plein été : ici c’est le début du printemps. Il fait froid, nuageux. Meknès est bien la capitale de la montagne berbère, rude, sombre, sans rien de l’efféminée Rabat, ni de la mystique Fez. Des rues noires, humides, passent sous des plafonnements de cèdre, couvertes par endroits de treillis en roseaux où courent des vignes au tronc énorme, aux rameaux gros comme des cuisses ; des maisons faites de petites briques plates disposées obliquement et jointées avec un mortier que le temps effrite ; des portes carrées, lourdes, basses, ornées de gros clous à tête ronde, de ferrures en forme de trident, de marteaux en anneau, encadrées de cèdre travaillé finement ; des fenêtres, quelques rares fenêtres ouvertes ici et là dans ces mornes façades et fortement grillées. Des femmes baillonnées, souvent aux yeux clairs, des hommes grands, maigres, au regard vif et intelligent, glissent, formes blanches, dans ces ruelles sans vie qui, plus encore que celles de Fez, semblent tracer les obscurs dédales d’une nécropole.

Et les beaux hommes blancs dans leurs petites boutiques à sucre, à babouches, à viandes, à légumes, sont les frères, moins la pâleur, des beaux marchands de Fez. Les souks sont arrosés de frais et sentent bon la menthe cueillie le matin sous la rosée. Entre une boutique de radis roses et une boutique de dattes séches, la porte d’une mosquée étonne et énerve le regard qui se perd dans le tarabiscotage de ses ornements, de ses sculptures en nids d’abeilles… Meknès, ville des Aïssaouas, ne me semble pas religieuse comme Fez, sa voisine. Ses habitants ont les rudes superstitions des paysans et portent plus volontiers leurs prières chez le marabout que dans la mosquée. Mais le charme de Meknès n’est pas dans Meknès.

Je passe, minuscule, sous la voûte ogivale de l’énorme Bob el Mansour. Je longe, plus minuscule encore, les murs du Dar Maghzen habités de nuées de chouettes. Je glisse dans la poussière silencieuse du Quartier des Palais morts… Des portes, des ogives, des arcades, des chats-huants, des cactus, des palmes balancées de palmiers, une fontaine tarie, un petit minaret où ne chante plus le muezzin et puis, au pied d’un grand palais rouge, mort, une grande pièce d’eau verte, morte. C’est l’Aguedal. Des femmes, en leurs costumes jaunes, bleus, verts, y lavent de la laine. Des hommes, mi-nus, dansent sur des linges blancs qu’ils ont sortis de l’eau. Et le rythme de leurs jambes de bronze est le même que celui que j’ai vu aux laveurs de Rabat, aux laveurs de Fez, aux laveurs berbères de Timhadit. Le concert coassant des grenouilles printanières crève la face endormie des eaux de ses bulles… Mais une musique plus douce me vient des jardins voisins portée sur une bouffée de fleur d’oranger. Le rossignol me convie à la fête de la verdure. Je pénètre dans un verger de grenadiers et d’orangers. Deux beaux jeunes gens, la main dans la main, debout sous un arbre parfumé, devisent en souriant. Ils ont relevé sur leur tête le capuchon de leur djellabah : l’un est en blanc, l’autre est en violet-aubergine. Je les salue : « La bes alik ? » - Bonjour, tu vas bien ? me répond le violet-aubergine. Il sait cent fois mieux ma langue que je ne sais la sienne. Et de son bras tendu, que dégage la manche glissée du burnous, il cueille une branche d’oranger fleurie et me l’offre avec grâce. Comme il porte sous son bras, avec un tapis de prière en drap vieux-rose, un livre relié de cuir bleu et or, je lui demande quel est ce livre : il me répond : « Non » en balançant gentiment la tête. Car il n’a pas voulu que ma main de Roumi profanât son Coran.

Je laisse à leur rêverie mes souriants rêveurs. Les rossignols du Dar Maghzen répondent aux rossignols de l’Aguedal. Et les cigognes des vieux palais morts font avec leur bec un bruit de bambous heurtés qui domine le chant mélodieux de leurs petits frères et le coassement des grenouilles vertes. Un palmier très haut, auprès du blanc tombeau d’un saint, glisse son ombre entre une haie de roseaux et une haie d’agaves. Des femmes passent, porteuses de lourds paniers de laine blanchie : leurs talons sont rouges de henné dans la poussière rouge. Mainte porte accroché à son dos un petit bébé endormi dont la tête noire et crépue dodeline adorablement.

Le soleil descend derrière la ville. Et de tous les minarets où flotte un étendard blanc tombe le monotone appel des muezzins… A l’est, de gros nuages cendrés, ourlés d’or, roulent sur Fez.

RABAT

Toutes ces petites maisons blanches qui portent leurs regards baissés derrière le masque des façades avec, à peine visible, le petit coin d’œil d’une lucarne sont comme un cortège de vierges voilées montant lentement vers la gueule rouge, large ouverte, de la casbah des Oudayas… Salé, plus virginale encore, a su mettre entre elle et la vorace le rempart mouvant de l’oued Bou Regreg. Je parle des Oudayas car cette casbah dressée, rouge, devant l’océan et au-dessus de la ville est la dominante de Rabat, c’est la force au-dessus de la beauté, c’est la brutalité devant la faiblesse. Un peuple de cigognes y a remplacé un peuple de pillards et des jardins de roses fleurissent derrière ses remparts crénelés.

Rabat, c’est du blanc avec la tache bleue des morceaux de ciel entrevus au bout des rues étroites, la tache verte d’une cime de palmier, la tache rose d’un tapis de prière ou d’une selle de mule, la tache rouge d’un crottin vivement ramassé par un petit balayeur attentif. Rabat, c’est du silence avec le bruit soudain d’un « Balek ! » (attention!), le bruit sec d’une cigogne claquant son bec, le bruit mélodieux d’une voix de muezzin. Rabat, c’est un parfum mêlé de bois de cèdre, de menthe pour le thé, de kif pour le rêve des fumeurs. Et c’est la cité des femmes invisibles… Car, sont-ce bien des femmes ces paquets de laine blanche glissant sur deux babouches ? D’elles je n’ai jamais vu plus que la moitié d’un œil.

Salé, c’est du blanc aussi mais avec la seule tache verte d’une treille ici, d’une treille là.

Je rôde au hasard de ses rues si semblables et pourtant où nulle maison n’est semblable à sa voisine. Je débouche sur une place de soleil où sont les marchands de kesra –qui est le pain des Marocains- les marchands de charbon de bois, les rôtisseurs de boulfef et où sont aussi les bric-à-brac de l’endroit. Ah ! ces bric-à-brac. Imaginez un bel Arabe, grave et voilé, assis devant un ramassis de petits objets étranges et mal définis : boutons de capotes militaires, porte-allumettes signés Dubonnet, boîtes à cirage vides, boîtes à « singe » vides également, moitié de soucoupes, anses de tasses à café, deux épingles à cheveux, un cure-dents, des pots à confitures (toujours vides) de Cross and Blackwell, des bouchons de canettes de bières en porcelaine, deux cartes à jouer (un as de cœur et un roi de pique), trois clous dont un à crochet, des choses sans nom : bouts de ficelle, bouts de cuir, bouts de bois. Un bric-à-brac voisin a la spécialité des brûle-parfums montés sur tige de chandeliers français en simili-bronze ou sur pieds de lampes allemandes. On voit ainsi saint Hubert à genoux devant un cerf miraculeux portant sur son dos la coupe où brûlera de l’encens. L’étalage de ces marchands tient dans un mètre carré de poussière.

Sur cette même place un danseur se donne en spectacle : au son des bendir de deux acolytes, il renverse rapidement et furieusement sa tête d’avant en arrière jetant ainsi de sa poitrine à son dos ses cheveux noirs qu’il a fort longs.

Cette petite place offre bien d’autres spectacles : dans une petite pièce blanche, au coin d’une rue, un babillage aigu d’enfants qui ânonnent l’alphabet.- Sous une vieille ombrelle de femme élégante à rayures blanches et noires, deux vieux marchands de galette devisent avec calme.- Mais je crois bien que le véritable spectacle, et le plus attrayant, c’est mon compagnon et moi qui le donnons : tous les regards sont fixés sur nous. Les acheteurs cessent d’acheter, les spectateurs cessent de regarder le danseur aux cheveux noirs… Leurs yeux grands ouverts sont attachés au moindre détail de notre costume. A Salé on voit rarement des Européens : il n’y a pas bien longtemps, du reste, qu’ils peuvent s’y aventurer. Salé était et est encore, malgré nous, la ville sainte où sur quatre maisons il y en a une qui abrite un marabout.

A bord de l’Abda.

- De Casablanca à Marseille via Tanger-

Il n’y a pas de vent, mais la houle est si forte que de la barcasse qui nous a amenés au paquebot, on doit nous hisser à bord dans des paniers d’osier où l’on tient quatre, accroupis.- Nous longeons intimement la côte marocaine.*

- Tanger-

Un tas de cubes blancs, jaunes et bleus élancés à l’assaut d’une colline au sommet verdoyant. On dirait un peuple de coquillages affamés se hissant vers les pins et les chênes d’une montagne merveilleuse. Tanger c’est l’Espagne chez elle. Les grandes maisons du quai sont espagnoles, les maisons des petites rues grimpantes sont espagnoles. Il n’y a d’arabe que deux ou trois minarets – à qui s’adressent donc leurs muezzins ?- et un unique palmier. L’attrait de Tanger ce sont les jardins et les villas européennes. Mais nous avons mieux sur la Côte d’Azur.

Ce que nous n’avons pas et qui est unique dans ce genre ce sont les colonnes d’Hercule : au sud, la Montagne des Singes, au nord le Rocher de Gilbaltrar.*

Gibraltar

C’est le comble de l’organisation militaire d’une des merveilles de la nature. Cette énorme roche qui nous apparaît d’abord conique est surchargée de canons gigantesques dont quelques uns sont visibles. Chaque buisson, chaque trou de rocher, me dit un officier de marine, cache la gueule béante d’un 240 ou d’un 380. Derrière le rocher, dans une baie où Algésiras nous apparaît blanche et coquette, le port enferme entre ses jetées une forêt de mâts et de cheminées. La puissante-Angleterre est là qui veille.

- De Gibraltar à Marseille-

Nous embrassons chaque méandre, chaque cap, chaque golfe, chaque estuaire de la côte d’Espagne que nous suivons à un mille du rivage.

La Sierra Nevada est bien sublime et bien peu célébrée. On va je ne sais où, en Norvège, à Rio de Janeiro voir tomber la montagne dans la mer, que ne vient-on sur la côte méditerranéenne d’Espagne, dans ces jardins d’orangers qui étendent leurs parfums comme des encens aux pieds des pics gigantesques ? Malaga m’a enchanté. C’est un petit paradis de verdure, à l’entrée d’une vallée sauvage. Tout y respire le calme et le bonheur.

Le soleil se couche avec un faste incomparable derrière les roches mauves et aiguës de la Sierra Nevada. Nous nous enfonçons, tous feux éteints, dans la nuit perfide. Deux comédiens qui voyagent avec nous sont remarquables pour leur appréhension des sous-marins. Ces pauvres gens ne dorment pas, ne mangent pas, ont le front perlé de sueur, prennent chaque marsouin pour une torpille et chaque bout de bois flottant pour un périscope. A la nuit leur appréhension devient de la panique et n’admet pas qu’un passager allume sa cigarette : « Voyez cet idiot qui fait de la lumière !… »

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Une réponse à 2 mai 1917. Voyage

  1. pponsard dit :

    Tiens le futur Goncourt est de retour, sans doute après une très longue « convalo »…
    Et il nous offre une prose en proportion de son mutisme persistant depuis mars…
    Prenons le temps de la lire avec intérêt !

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