29 décembre 1916. Ce Maroc, je commence d’en subir le charme



29 décembre 1916. M’rirt

Ce Maroc, qui est au premier contact, déplut tant à mes tendances de langueur et déçut mon imagination sensuelle, je commence d’en subir le charme jusqu’alors voilé à mon esprit. Entre les aiguilles des chardons et les poignards des jujubiers, je distingue mieux les éclats secs, mais un peu rosés, du cristal de roche. Ce n’est pas chez les fleurs parfumées qu’il faut aller chercher ici la volupté, non plus que dans l’ombre balancée des arbres rares. Pour quelques étroits jardins entre les hautes murailles des villes, que de champs de pierres, que de champs de doum ! Les pierres, les palmiers nains, voilà ce qui surprit et inquiéta si vivement mes yeux pendant le grand voyage monotone de la côte à l’Atlas. Il fallut en prendre mon parti. Je ne voulais pas désarmer. Et je réfugiais mes nostalgies de France dans le potager de Timhadit. J’étais comme les enfants qui s’entêtent à refuser la chair délicieuse des huîtres, parce que l’apparence de cet animal leur est peu familière.

Aujourd’hui, je désarme.

Habitué à me pencher trop sur le détail des choses par la fréquentation de nos campagnes morcelées, limitées, véritable jeux de l’oie d’un parcours malaisé, j’ai dû m’accoutumer à ne poser mes regards que sur de vastes espaces, où jamais n’apparaît le repère d’un clocher, d’une haie de peupliers, d’un moulin, d’une route. Comment assimiler rapidement le charme d’un pays où il n’y a point d’arbres, point de villages, point de routes, point de petits rectangles de luzerne, de blé, de pommes de terre, de haricots, où l’on parcourt au pas monotone d’un cheval des lieues, des lieues et encore des lieues sans rencontrer une fontaine, une auberge, un passage à niveau, une roulotte de saltimbanques, un facteur, un commis du Planteur de Caïffa poussant son petit coffre à café ?… Il fallait renoncer à des habitudes de trente ans, qui m’apparurent d’abord d’autant plus chères, d’autant plus indispensables, qu’elles m’étaient soudain refusées.

Je renonce très volontiers à ne point croiser sur la piste de Lias le commis du Planteur de Caïffa. Je fais l’abandon des luzernes et des haricots au profit des chardons et des jujubiers. Je sacrifie l’harmonie cubique des villages français au désordre élémentaire des roches du Taraft. Je me détourne des allées de cerisiers, des sentiers d’aubépines, des chemins sous les noisetiers et je me donne corps et âme à l’espace.

Je perds la notion du temps, cette entrave à la liberté des mouvements. J’arrête mon horloge, je range mon calendrier. Nous avons en France la manie de la cadence. Nous vivons au métronome. Vous allez le nez au vent, vous croyez aller au gré de votre fantaisie : mais ces arbres régulièrement disposés à votre droite et à votre gauche, ces bornes kilométriques – que dis-je ?ces bornes hectométriques- donnent à votre rêverie un rythme où votre volonté est étrangère.

Le tic-tac d’une pendule, le retour implacable des jours de la semaine, des semaines, du mois, des mois de l’année, toutes choses faites pour réjouir un homme de méthode, sont les ennemis d’un esprit libre. « Ces salauds-là, on ne peut jamais les faire marcher au pas » me confie un maréchal-des-logis français en me parlant de ces goumiers marocains ; enfants du bled, ces jolis hommes aux jambes fines n’ont pas la notion des disciplines collectives. S’ils l’avaient nous ne serions pas à M’rirt, ni même à Casablanca. Car alors ils posséderaient cette force, qu’on appelle la force armée et qui, étant la plus aveugle, est la plus irrésistible. Cinquante mille Zaian sont tenus en échec par quelques centaines de Français. Mais je n’admire pas les Français : je me range ici aux côtés des Zaian et tout ce qui peut leur arriver de désagréable me peine et me révolte.

Et pourtant ils me tiennent prisonnier entre quatre murs rouges. Prisonnier ? Bien peu. L’esprit s’évade. L’imagination supplée à l’insuffisance des données de la vue. Le rocher de l’oum er Rbia, si je l’escaladais, en tirerais-je un plaisir de la qualité de celui qu’il me donne chaque soir dans les brumes mauves qui l’irréalisent ? L’air que je respire et qui me vient de ces vallées impénétrées me cause un étrange bien-être, il semble qu’il réjouit mon sang dans mes veines.

Oui je renonce sans amertume aux langoureuses voluptés qu’il m’avait paru que je tirerais du Maroc, puisque à notre époque où les pays sont morcelés et les peuples esclaves, je connais ici un pays sans clôtures et un peuple sans maîtres.

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