2 septembre 1916. « Vous êtes relevé du front pour partir au Maroc »



2 septembre Schluchtmatt

« …Allô ? Docteur Bedel ? – Oui. – On vous avertit de Gérardmer que vous êtes relevé du front pour partir au Maroc. Votre ordre de départ vous sera envoyé demain… »

La nouvelle, tant attendue, tombe comme une torpille dans ma sérénité.

Hé quoi ? Je vais donc vous quitter pour toujours – pour toujours ?- tranchée où j’ai tant vécu, tant souffert, tant vibré, où j’ai connu l’horreur des minutes et la beauté sublime des heures ? Moi, si las de vos pauvres cadavres aplatis, de vos créneaux et de vos sacs à terre, moi si découragé de ce long, de cet interminable piétinement devant un réseau immuable de fils barbelés, me voilà donc le cœur serré de vous quitter. Force de l’habitude ! Je sens aujourd’hui combien le danger m’était cher, avec quelle délicieuse angoisse je me laissais frôler par les balles, avec quel feu aux joues je m’offrais en cible de défi à l’obus maladroit et bruyant !… Hélas ! ne t’entendrais-je donc plus jamais- plus jamais ? – hurlement forcené du percutant, miaulement enjôleur du fusant des petits canons ! Et toi, torpille ? O torpille de mon Reichackerkopf, monstre ailé, squale des airs, tonnerre des tonnerres, n’aurai-je donc plus la poitrine défoncée par les secousses dont tu ébranles les colonnes bleues de l’air d’Alsace ? Alsace, je ne verrai plus les lourdes fumées jaunes se gonfler sur vos vallées à l’heure où montait jadis, droite et pure, vers le ciel rose du couchant, la petite fumée bleue de vos chaumières.

Enfer, je te salue.

Enfer, j’ai adoré tes flammes monstrueuses, j’ai moulé mon corps à tes boues hideuses, j’ai parfois applaudi aux horreurs déchaînées par tes diables gris comme par tes diables bleus.

Enfer, j’ai cru à ta beauté et dans mon généreux délire je me suis cent fois offert en holocauste sur tes autels.

Enfer, tu m’as élevé au-dessus des misères.

Hélas ! tu m’as élevé également au-dessus de la pitié.

Et cela, Enfer, je ne te le pardonnerai jamais. Je sors de tes flammes amoindri de toute la sensibilité que j’y ai perdue.

Puisse le ciel serein, sous lequel je pars me recueillir avant de rentrer de nouveau auprès de ma compagne blonde et de ma fille aux yeux bleus, me rendre un peu de cette candeur de vivre et de cette ivresse de sentir sur quoi s’étayait ma RAISON D’ETRE.

(Bedel achève ainsi la 4ème partie de son journal de guerre. Suivent trois pages blanches)

  • Facebook
  • Twitter
  • Delicious
  • LinkedIn
  • StumbleUpon
  • Add to favorites
  • Email
  • RSS
Cette entrée a été publiée dans Un Goncourt dans la Grande Guerre, avec comme mot(s)-clef(s) , , , , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

3 réponses à 2 septembre 1916. « Vous êtes relevé du front pour partir au Maroc »

  1. ponsard patrice dit :

    Und Jetzt ?
    et maintenant ?
    la série initiée en 2014 va-t-elle continuer avec ses aventures chez les Berbères insoumis, dans le grandiose Atlas marocain ?
    Intéressantes également sur de nombreux plans.

Répondre à ponsard patrice Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>