21 février 1916. J’ai passé cette belle journée de neige et de soleil à l’observatoire de notre batterie



21 février 1916.

J’ai passé cette belle journée de neige et de soleil à l’observatoire de notre batterie, à la cote 939 entre Ampfersbach et Sultzeren au-dessus de Stosswihr.

J’aime les observatoires, les heures qu’on y passe sont brèves et passionnantes. Tout près de l’ennemi et ignoré de lui, on est le spectateur introublé du drame sanglant. L’observatoire 939 est à deux heures d’ici par le Tanet et Bichstein. De Bischstein à 939 je traverse une forêt de pins dont bien peu ne sont pas brisés ou décapités. Il y a là des batteries de 75 qui tirent sur le Linge. Dès qu’elles tirent les réponses ne se font pas attendre et dans ce duel ce sont les pins qui sont blessés. Les canons étant solidement protégés par leurs épaisses casemates de rondins. En escaladant les arbres, en accrochant mes pieds dans les fils téléphoniques coupés et gisant à terre, tant bien que mal dans ce chaos j’arrive à l’abri du capitaine Dériau, souterrain solide, humide et faiblement éclairé d’une mauvaise lampe à colonne.

L’observatoire est un peu plus loin au bout d’un boyau envahi par la neige à l’extrémité de l’éperon qui domine Stosswihr. Comme tous les observatoires il est étroit, inondé et ne prend vue que par une mince fente d’un mètre et demi de long, ouverte au ras du sol.

Premier plan, des brins d’herbe sertis dans la neige. Second plan, deux sapins brisés. Entre les deux sapins, là, tout près, à 7 ou 800m les ruines lamentables de Stosswihr, toujours aux Allemands. Une belle villa de granit sur laquelle le tir du 8 février s’est acharné, malgré les centaines d’obus, la forme générale n’a pas changé. Le jardin est comme un paysage lunaire. Et, cible obstinée, la villa se drape dans ses murailles trouées, mais toujours debout. A notre gauche le Schratzmaenell. Dans les tranchées les chasseurs se chauffent au bon soleil. Les uns écrivent, les autres dorment. J’en vois deux qui embellissent une tombe en l’entourant de petits cailloux clairs.

Comme elles sont bien entretenues ces tombes des pentes du Linge, qu’à tout moment quelque grossier obus retourne brutalement ! Devant son poste de commandement un officier la tête entre les mains, les coudes aux genoux, dort ou réfléchit. Ah ! je sais bien à quoi il rêve ou à quoi il pense !…

Nous reviendrons à l’observatoire après le déjeuner. Pour le moment allons déjeuner dans le gourbi glacial où l’on ne peut faire du feu à cause de la fumée mais où l’on jouit du luxe d’un canapé de velours à fleurs modern-style, d’un buffet en acajou, d’une pendule de la Forêt-Noire, d’un phonographe… Le tout de provenance incertaine… Il y a aussi dans un coin de la popote une bobine, des fils téléphoniques, un écouteur… C’est la T.S.F. qui vient apporter aux convives l’heure et les dépêches de la Tour Eiffel. Nous mangeons un bon poulet, provenant Dieu sait d’où… Au moment où nous choquons nos verres à ma santé, Tssscht !… Patralatrabrououm !… Tssscht !… Patatralatrabrooum !… deux obus de 105 viennent percuter contre l’angle de la popote. Nous en sommes quittes pour jeter notre bon Bourgogne que la terre tombée du plafond rend imbuvable et pour remplir de nouveau nos verres. Le plus comique dans cette brusque irruption c’est le « couac » dont elle a brutalement faussé la voix de Muratore en train de nous chanter La Tosca au gramophone. Ah ! l’exquise drôlerie de la guerre ! Qui n’aura pas entendu Muratore continuer imperturbablement ses cris d’amour dans le vacarme et le désordre d’un marmitage n’aura rien entendu.

Après le déjeuner nous nous « vengeons ». Ah ! vous jetez de la terre dans notre vin, ah ! vous nous « sablez » notre champagne !… Eh ! bien nous allons jeter du feu sur votre temple ! Et coup sur coup nous faisons tirer douze obus allongés de 95 sur le temple protestant de Munster. Cinq sur les douze frappent en plein la façade sud-ouest. Mais le grès rouge résiste et nos obus ne font qu’écorcher le solide monument. Par contre l’un d’eux frappe le toit d’une maison voisine et nous voyons se développer parmi la fumée jaunâtre de l’obus la « fumée de tuiles », rouge et lourde. Et voilà ce qu’on appelle un tir de représailles : vous tirez sur trois officiers attablés devant un poulet rôti, c’est bien, nous allons démolir la maison de Dieu !

Les 75 du Bois-Brisé aboient à leur tour et immédiatement des obus ennemis arrivent, cinglants comme des coups de fouet sur un roquet bruyant. Je quitte ce séjour infernal et regagne mes neiges silencieuses.

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Une réponse à 21 février 1916. J’ai passé cette belle journée de neige et de soleil à l’observatoire de notre batterie

  1. pponsard dit :

    petite vengeance pour du bon Bourgogne méchamment répandu…

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