31 décembre 1915. L’année finit sans éclat, sans victoire.



31 décembre 1915.

L’année finit sans éclat, sans victoire. Le front est au 31 décembre 1915 ce qu’il était au 31 décembre 1914. Pour moi cette année aura été la plus rude que j’aie vécue. Je n’ai à marquer d’une pierre blanche que les deux journées qui m’ont apporté ma croix de guerre et ma croix de Légion d’honneur. Mais que de pierres noires ! Tant d’amis disparus à jamais, mon régiment anéanti. Il faut que ce dernier jour même m’apporte la triste nouvelle de la mort de Boulanger, succombant à ses blessures, là-bas à Trèves, isolé au milieu des ennemis…

Et cependant le sourire de Christiane domine ce charnier et sa jeune vie compense toutes ces morts. Christiane est l’aurore d’une vie nouvelle. Christiane-France verra le pays dont elle porte le nom plus beau qu’il n’a jamais été. Et c’est bien pour le bonheur de nos enfants que nous souffrons ces heures abominables. Puisse le sang que j’ai versé donner à cette fleur de la guerre un éclat incomparable !

21h

Nuit de tragédie. La tempête fait rage. Les arbres craquent. La grande lueur tremblante des projecteurs fouille les tranchées de l’Hilsenfirst pendant que de tous les ravins de la montagne s’élèvent les éclairs furtifs et puissants des coups de canon. Tout l’Hilsenfirst s’illumine soudain de cent fusées. Ni l’infanterie allemande, ni les chasseurs français n’attaquent. Mais l’angoisse règne dans l’un et l’autre camp. Les mitrailleuses jettent leur aboiement comme si de tous côtés des ennemis rôdaient. On s’observe. On se guette. On se défie. On se hait.

Les éléments mêlent leur horreur à celle de la guerre. Le vent hurle. La neige, par plaques, semble avoir préparé des linceuls pour les morts de cette nuit. Pas une étoile. Des nuées basses qui courent sur les sommets, s’engloutissent dans les cols, s’attardent aux arêtes des Spitzenkopfs.

(Bedel a collé deux pages polycopiées l’une du général de Berckheim, l’autre du général Joffre, faisant le bilan de l’année écoulée et présentant des vœux de victoire pour 1916)

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La tranchée de l’Hilsenfirst s’embrase de nouveau sous une pluie d’obus, sous un envol de fusées dont la lueur prolonge mon ombre sur les neiges du Kastelberg. C’est l’heure où les loups quittent les forêts du Ventron pour venir ici ronger les os abandonnés. Je devine près de moi leur course muette inquiétée ce soir par le jeu des projecteurs…

Au loin, là-bas, vers le Rhin, l’Hartmanns Willerkopf m’apparait comme un volcan en feu. Là c’est la lutte au couteau, le corps à corps, au poing et à la dent. C’est l’étreinte meurtrière de deux races que divisent de vieilles haines et qui veulent en finir une fois pour toutes.

Cette nuit, en Alsace, beaucoup d’hommes mourront. Des cadavres seront piétinés. Des blessés suppliants seront achevés par le talon de leurs camarades. Des flots de sang empourpreront la Fecht, la Thür, le Rhin.

Et cette nuit, à Paris, il y aura des gens qui réveillonneront…

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2 réponses à 31 décembre 1915. L’année finit sans éclat, sans victoire.

  1. Et il leur reste encore presque 3 ans a vivre ce cauchemar (pour les survivants),

  2. pponsard dit :

    oui, trois ans meurtriers et qui sembleront durer un siècle pour ceux exposés sur le front…
    Quant aux gens qui cette nuit réveillonneront dans un Paris indifférent, ils n’auront sans doute pas une pensée pour les héros bloqués sur la ligne de feu… Leur attention se portera plutôt sur la dégustation de leurs huitres, foies gras , chapons , champagne etc. , en compagnie de charmantes petites alliées…

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