30 octobre 1915. Beau temps, haut, clair, frisquet



30 octobre 1915. Schmargult

Beau temps, haut, clair, frisquet : temps d’avions. Dès neuf heures, ce matin, le ciel était sillonné d’oiseaux de guerre. Aussi, grande affluence à la batterie anti-aéronefs de Montabey, près de la Schlucht. On fume, on bavarde, l’œil à la jumelle, au télémètre ou au collimateur de ces mystérieux appareils, chargés de chiffres, de règles et de rapporteurs et qui donnent instantanément la distance, la hauteur, la vitesse de l’appareil visé. Vraiment sur cette haute chaume de Montabey on est au tir aux pigeons. Propos légers, et tabacs blonds. « Schiessroth signale un avion, direction Sérichamp – Allô ! en surveillance à 120… Attention !… Stop !… G 250… » Les chiffres sont clamés dans l’air frais par un homme souterrain dont la voix nous arrive d’une sorte de cor de chasse. Les 75 spécialisés pour ce tir céleste ont l’air de sauterelles haut dressées sur leurs pattes, prêtes à bondir. Elles ne bondissent que de quelques centimètres comme si elles allongeaient leur cou et le rentraient aussitôt entre leurs ailes, mais quel cri elles jettent et quel crachat elles lancent ! Et dans leur vacarme sec et nerveux on entend les propos se croiser avec les chiffres : « 5300 !… Ah ! le cochon… C’est encore le Taube blanc ! On ne le voit pas… Mais si !… 5150 !… A droite du nuage en cigare, à deux travers de doigt !… Ah ! oui, je le vois… Bien encadré !… Il fout l’ camp… 6500 !… Peungnn ! Peungnn ! Peungnn ! Peungnn ! » Le monoplan disparaît. Un Farman apparaît, venant de Remiremont. Il tourne sur Munster, négligé par les batteries ennemies. Il revient, retourne, revient. Il regagne son hangar après une heure de jeux aériens. Un biplan allemand le remplace. Et ce sera ainsi jusqu’à la nuit tombante. Assis devant sa planchette de tir, un lieutenant, qui a une voix de ténor, lance dans la clameur des canons et dans les cris des chefs de pièce, l’air de Manon1 : Adieu, notre petite chambre ! Un autre, à califourchon sur un arbre abattu, est plongé dans Le Petit Parisien et hoche la tête de temps en temps (je devine ce qu’il pense : « Nom d’une pipe ! Les Boches et les Bulgares sont en liaison. Les Serbes sont foutus ! ») Et dans son coin, silencieux, appliqué, un artilleur cisèle des bagues en aluminium.

1

Manon, opéra-comique de Massenet ; livret de Meilhac et Gille (1884)

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