29 octobre 1915. Schmargult
L’ennemi s’agace visiblement du tir de notre batterie. Il la cherche et rien ne lui indique son emplacement. Cet après-midi, après un bombardement de nos pièces sur l’Ilienkopf, des obus sont venus tâter le terrain entre Schmargult et Breitsouzen, exactement aux sources de la Duchesse, petite oasis d’herbe verte et de joncs au centre des chaumes rousses du Kastelberg et de Schmargult. Nos jeunes soldats qui travaillaient là se sont envolés comme des moineaux et quelques beaux stalactites1 de glace se sont brisés. Et tout ce tonnerre et cet éventrement d’un riche pâturage n’ont pas donné d’autre résultat.
…Mais, laissons un instant les militaires et jouissons du spectacle civil que nous ont donné Barrès, Rostand, Haraucourt et Fernand Laudet en hissant jusqu’au Hohneck leurs essoufflements et leur curiosité.
Cette chose quotidienne, presque somnifère à la longue, qu’est pour nous la guerre, que d’attraits elle doit offrir à ceux qui depuis quinze mois en sont écartés. Quelles gourmandises doivent éveiller dans leurs esprits ces noms, pour nous banals comme des noms de sous-préfectures : Metzeral Munster, Reichacker, Linge, Schratzmaennell, Hilsenfirst !… Et quelles satisfactions ont-ils dû éprouver, cet après-midi, Barrès, Rostand, Haraucourt et Fernand Laudet en tenant au bout de leurs jumelles ce Metzeral, cet Hilsenfirst, ce Munster, poires fraîches à leur vieille soif ! Déjà nous voilà indifférents aux sublimités de la guerre. Rien ne nous émeut plus, ni l’entre-égorgement des hommes, ni leurs gestes de lutte, ni leurs machines de mort. Et voici que je tire, moi, des émotions neuves de la chanson de la cascade et du passage d’un chevreuil, émotions à jamais éteintes dans l’esprit de Barrès, Rostand, Haraucourt et Fernand Laudet. Comme cela doit être bon, de temps en temps, d’être civil pendant une guerre !…