3 octobre 1915. Je suis descendu passer la journée dans le village alsacien de Wildenstein



3 octobre 1915. Schmargult

Dimanche.

Je suis descendu passer la journée dans le village alsacien de Wildenstein, en haut de la vallée de la Thur. Dès la frontière franchie au col de l’Etang (étang de Machais), le sentier, avec ses nombreuses plaques indicatrices, devient doux aux pieds, facile, de pente bien calculée : on sent dès l’entrée en Alsace la main administrative de l’Allemagne. Je remarque le bon entretien des bornes kilométriques et leur lisibilité. La vallée de la Thur d’abord encaissée entre deux pentes abruptes couvertes de forêts de hêtres, s’élargit au-delà de Wildenstein, aux abords de Krüth. De belles prairies très vertes où paissent des vaches noires, un lac artificiel alimentant une usine, et c’est Wildenstein qui vous offre l’accueil de ses maisons blanches. Je crois entrer dans le « Village » de Hansi1. Ce sont les mêmes toits élevés couverts de petites lames de bois arrondies, les mêmes façades blanches où s’ouvrent des fenêtres fleuries de géraniums et de fuchsias, les mêmes rideaux bien blancs derrière les vitres bien propres. Quand j’arrive, les indigènes sortent de la grand’messe. Le flot des enfants m’entoure et regarde mes croix qui provoquent des exclamations dans un charabia incompréhensible, sorte de bas-allemand dont je ne saisis pas un mot. Le garde-champêtre monte sur les degrés de la mairie et lit je ne sais quelle proclamation dans ce même jargon. Les hommes sont assez nombreux, quelques vieillards, type Hansi, quelques adultes qui ont échappé à la mobilisation des classes de Landsturm. Les filles du village sont épaisses, rougeaudes, ficelées dans des costumes tailleurs achetés à Mulhouse, camelote allemande. Personne n’entend le français sauf le facteur et la cabaretière.

Je suis l’hôte d’un capitaine du génie et d’un toubib qui me retiennent à déjeuner. Ce sont les seuls militaires de ce petit pays conquis. Les habitants sont d’une extrême piété, sur les murs des couloirs, des chambres, de la salle à manger des Sacrés-Cœurs, des Vierge, des Christs.

Sur le buffet de la salle à manger une photo représente un grand diable d’uhlan, le fils de la maison. Au bas de la photo : « Mitt Gott für kaiser ». On est, bien entendu, sans nouvelles de lui depuis un an. Triste.

Dans la rue, les gosses me font le salut militaire. Ca a l’air d’une leçon apprise : il faut flatter le vainqueur… Les filles sur le pas de leur porte regardent curieusement le Français qui passe. On se sent terriblement étranger. Et puis il y a cette frontière entre notre cœur et le leur : la différence du langage. Non, vraiment, on ne se sent pas chez soi en Alsace. Il y a de la gêne dans nos rapports avec ces gens-là. L’accueil manque absolument de rondeur, à défaut d’enthousiasme. Et cependant on me dit que la vallée de la Thur est très française de cœur. Qu’est-ce donc dans la vallée de la Fecht !

J’ai pourtant un moment d’émoi patriotique en sortant de Wildenstein : au milieu d’une prairie une douzaine de gamins, entourant un très vieux bonhomme qui bat la mesure, ânonnent la Marseillaise. Il semble que le bonhomme soit Français, celui-là. Mais les gamins…

J’ai tout chaud au cœur quand je retrouve mes camarades du Rothenbach.

1

(Jean-jacques Waltz, dit Hansi) Caricaturiste né à Colmar (1873-1951). Il est l’auteur de Mon Village…

  • Facebook
  • Twitter
  • Delicious
  • LinkedIn
  • StumbleUpon
  • Add to favorites
  • Email
  • RSS
Cette entrée a été publiée dans Un Goncourt dans la Grande Guerre, avec comme mot(s)-clef(s) , , , , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>