1-3 juillet 1915 : ici, l’argent ne compte pas, la vie est considérée comme la première fortune



Le jeudi 1er juillet 1915
Quitté les tranchées de Bolante à 2 h et remplacés par le 91ème. Arrivée au repos à la Maison Forestière à 4 h. Nous occupons des cabanes sales et pleines d’eau qu’il nous faut nettoyer. Nous sommes en pleine forêt, sous des grands arbres. Je me suis fait couper la barbe que je gardais depuis le 4 août 1914, et j’ai acheté un rasoir. Je suis allé visiter le cimetière de la Maison Forestière et les pièces de 75.


Le vendredi 2 juillet 1915
Revue d’armes et d’effets à 9 h. Echange de linge. Corvée de piquets l’après-midi. A midi, j’ai reçu un éclat d’obus sur l’épaule droite, qui ne m’a pas blessé. Temps beau et nuageux.
Le samedi 3 juillet 1915
Corvée de piquets. Le capitaine nous a fait acheter des cerises. Obus allemand de 105 au-dessus de notre cantonnement, personne n’est touché. Très beau temps chaud.
Le samedi trois juillet 1915

Mon cher père,

J’ai reçu hier soir votre lettre datée du 28 juin. Je vous remercie de toute la peine que vous vous êtes donnée pour me l’écrire car je sais que cela vous coûte. Il est certain que je reçois très souvent de vos nouvelles, mais, écrites de votre main elles nous rapprochent davantage.

J’ai été surpris d’apprendre que les vignes ne promettaient plus une bonne récolte, car il y a un mois elles s’annonçaient belles. S’il avait fait aussi beau temps en Touraine qu’en Argonne, elles n’en seraient certainement pas arrivées là. De même pour les fourrages et tout le reste. Je ne m’étonne pas que vous ayez du travail de tous côtés. Que voulez-vous, c’est une année exceptionnelle et qui, je l’espère, ne se renouvellera pas. Aussi, en faisant le plus pressé, s’il en reste ce sera pour l’année prochaine. Il y aura de quoi faire pour ceux qui reviendront. Il en manquera malheureusement beaucoup.

Je comprends votre désir de pouvoir m’avoir auprès de vous pendant quelques jours. Il me serait agréable également d’aller me reposer le corps et l’esprit très loin en arrière, où l’on n’entend plus le canon. Dans les compagnies il n’y en a guère qui ont été aussi longtemps que moi sur le front sans quitter un seul jour, peut-être 25 %. Il en est qui sont venus comme moi et qui, depuis, sont déjà partis et revenus deux fois. On ne peut pas avoir toutes les chances ; j’ai eu celle de ne pas être touché et d’être toujours bien portant, je ne peux pas avoir le plaisir de passer quelques jours au pays. Et puis, il n’y a encore rien de perdu, la guerre sera encore longue, autant qu’on peut en juger en ce moment, et j’ai encore bien des occasions de gagner un billet d’évacuation, que je ne souhaite point quand même. J’ai toujours bien rempli ma tâche jusqu’ici et je ne demande qu’à la remplir jusqu’au bout, pour être témoin de tous les évènements qui vont se dérouler. Il y en a tant, à l’intérieur, qui cherchent par tous les moyens possibles à ne pas venir affronter l’ennemi, que ceux qui y sont doivent y rester et sont encore les plus solides. Et s’il y en a que la chance doit favoriser ce sont ceux qui ont une épouse et des enfants, moi je suis moins à plaindre que beaucoup d’autres. Ainsi, j’ai dans ma section un réserviste de la classe 1902 qui est père de quatre enfants et qui n’avait que ses deux bras pour toute fortune, que de soucis n’a-t-il pas et qui ne s’appliquent pas à moi. Quoiqu’il arrive, je laisserai faire les choses, notre destinée à tous étant entre les mains de Dieu. Je vous remercie de vos bonnes prières, espérons qu’unies aux miennes elles m’aideront à surmonter les difficultés qui se multiplient tous les jours.

Je suis en ce moment au repos à 4 km en arrière de la ligne de feu, nous sommes donc encore à portée de canon et je m’en suis aperçu hier. Les Allemands ont envoyé plusieurs obus au-dessus de notre cantonnement et un éclat est venu me frapper à l’épaule. Comme je me trouvais assez loin de l’éclatement il n’avait plus assez de force pour me blesser, il m’a simplement fait rougir la peau. Ils n’en ont pas encore envoyé aujourd’hui mais ça ne fait rien, on peut s’en passer. Ne vous alarmez pas, nous ne craignons guère ici, et si j’ai été touché hier c’est parce que, comme  les autres d’ailleurs, je n’avais même pas pris la précaution de me mettre à l’abri. Nous serons ici au repos du 1er au 6 juillet, nous rejoindrons les tranchées le 7 au matin.

Vous avez dû voir sur les journaux qu’une attaque allemande a eu lieu en  Argonne, au Four-de-Paris. C’était à environ 3 km à notre gauche et nous avons entendu le canon et la fusillade, chez nous c’était moins calme qu’à l’habitude mais il ne s’est rien passé d’extraordinaire.

La nourriture n’est pas trop mauvaise en ce moment, elle est toujours préparée dans les cuisines roulantes qui se trouvent plus en arrière et qui nous l’amènent au moment des repas. Tantôt nous avons eu comme dessert des cerises, chacun une poignée. Nous sommes tombés là-dessus comme sur un fruit défendu et nous nous sommes bien régalés.

De chaque côté de notre cantonnement et à 500 m environ il y a deux sources auxquelles on peut se laver et laver le linge. C’est bien commode. L’eau est également très bonne à boire.

Il fait aujourd’hui un beau temps clair et très chaud, pas un seul nuage, un vrai temps de juillet. Nous sommes dans une grande futaie où les grands arbres forment une voûte impénétrable, il y fait plutôt frais. Notre passe-temps consiste à préparer des piquets qui serviront à consolider les tranchées, à lire, à écrire et à nous promener dans le bois. Tous les matins, je puis avoir le journal du jour et je suis au courant de tout ce qui se passe. Nous n’avons ni exercice ni service à prendre. Je me porte toujours à merveille, mon appétit ne diminue pas un seul instant. Je suis de plus en plus surpris de ma résistance.

Je ne sais pas si vous recevez encore le jeudi la Touraine Républicaine, je serais heureux d’avoir un journal de la région. Voici ce que vous pourriez faire, vous direz à Fernand Samson qu’il m’envoie trois fois par semaine un journal d’Indre-et-Loire, soit la Touraine Républicaine, soit les Nouvelles du Centre et de l’Ouest. Il n’y a qu’à mettre mon adresse sur une bande non timbrée et me l’envoyer. Il y en a pas mal qui en reçoivent. Je serais par là au courant de ce qui se passe dans la région. Vous lui paieriez bien entendu ce qui serait nécessaire, ce serait d’ailleurs une faible dépense, et vous n’auriez pas à vous en occuper. Vous me ferez savoir par Aimée, ou Eugène ou Eugénie ce que vous aurez décidé.

J’ai toujours assez d’argent et ce que je touche me suffit pour le moment. J’ai appris par une lettre d’Eugénie, il y a bien trois mois, que vous aviez touché chez Me. Parfait le petit compte de M. Moreau. Vous pouvez toujours être certain qu’il sera payé régulièrement. Avec le mois de juillet vous allez avoir de l’argent à percevoir sur les titres que vous avez. Vous vous arrangerez pour le mieux.

Vous avez bien fait de payer les impôts et l’assurance, vous êtes en règle avec tout le monde. Ici l’argent ne compte guère, la vie est considérée comme la première fortune, et en face des obus il n’y a pas de différence. Je vous remercie enfin de vous occuper toujours de mes effets, pendant que je suis ici ils ne s’usent pas mais il vaudrait mieux les user. – A la fin de la guerre les boutures que vous avez faites de mes plantes auront déjà grandi et je me rendrai compte de votre travail.

Je termine ces lignes. Voilà bientôt onze mois que nous sommes séparés, ayons encore le courage de demeurer éloignés pendant ce qui reste à passer, le retour en sera mieux goûté.

Recevez un baiser affectueux de votre fils qui vous aime. ‑ H. Moisy

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