8 juin (1915) La Génauraie, Thuré
Je voudrais être ici. Je n’y suis pas. Je suis là-bas, sur les pentes ravagées d’un plateau célèbre. Je suis blanc de la boue de L’Artois, dans les boyaux de Notre-Dame de Lorette. Les roses d’ici sont trop roses, le sable est trop doux à mes pieds, le vent trop caressant à mes tempes… Quelles sont ces douceurs, et comment les supporterais-je alors que mes frères de guerre jetés dans la mêlée sanglante vivent les minutes étroites des tranchées bombardées ?
Les lettres de Gresser, de Cordonnier sont le festin de ma journée. Ces quelques mots jetés en hâte sur une feuille que le vent des obus fait voler sont le pain qui fait mon sang riche, fort et chaud. J’y retrouve la violence des instants, la fureur des éléments, le déchaînement des molécules, ce tourbillon infernal où, comme délirant, je me sentais emporté, oubliant tout, indifférent à la vie que je quittais comme à la mort dont je baisais les lèvres.
O mes frères de guerre, je suis avec vous, en vous, à vous. Je suis le sang de votre chair et la chair de votre sang.
Christiane c’est l’angélique, c’est l’innocence devant le crime, le couvent dans la ville, le lys sur le charnier. Christiane c’est la vérité. C’est le repos. C’est l’espoir. En posant mes regards brillants du feu des combats sur ses regards de bleuet et de ciel, vraiment je me purifie, je suis le prêtre avant le contact de l’hostie : Lavabo manus meas… Je me lave les mains du sang de ces innocents. Christiane c’est la paix qui vient avec son cortège de vierges dansantes et ses hymnes glorieux. Christiane c’est la Renaissance.
Mais le présent est le présent. Et le présent c’est le canon, la grenade, la baïonnette, le cadavre putréfié… Ah ! ce présent-là a son infernal attrait.