5 mai 1915. Poste de secours de la Tranchée de Calonne
Vers 2h du matin le bombardement prend soudain autour de nous une intensité inouïe. C’est un mélange de 105, de 150 et de 210, tombant par paquets, partout à la fois, avec un bruit qui finit par rendre réellement sourd. Quand le petit jour paraît la forêt est voilée de fumée. Ah ! la bonne odeur de poudre, chantée par les poètes et par les feuilletons ! C’est en réalité une affreuse odeur d’œufs pourris qui saisit à la gorge et porte à la nausée.
Pendant ce temps étendu dans mon gourbi j’ai, dès que je lève la tête, des vertiges tels qu’il me semble que je suis dans un tonneau dévalant une pente rapide. C’est insupportable. Tout seul, en proie au malaise, j’attends patiemment l’obus qui va me réduire en morceaux. Je regarde mes mains. Je regrette de me séparer d’elles. Voici trente ans qu’elles participent à toutes mes joies comme à toutes mes peines. Je n’ai, heureusement, pas de miroir. Le spectacle de mon visage m’attendrirait. J’attends la mort. Je suis allongé, les mains croisées sur la poitrine, les yeux fixés sur les petites étoiles scintillantes que fait le soleil par les trous de ma toiture de branches. Les obus tombent, tombent. Le sifflement en jet de vapeur qui précède pendant un centième de seconde leur chute, me fait chaque fois rentrer la tête dans les épaules. Est-ce celui-ci qui va m’éventrer ?… Non. Celui-là ?… Non. Il en arrive ainsi des centaines qui font bientôt des milliers.
A 9h dans le vacarme des obus je discerne le claquement des balles. Des faces hagardes apparaissent à la porte de mon gourbi : « On est perdu !… Ca recule !… Voilà les Boches ! Sauvez-vous !… » Alors je retrouve des forces pour insulter ces malheureux. « Je me sauverai en vous poussant vers l’ennemi à coups de bottes, tas de … » Et je rugis du fond de mon antre. Mais en voulant me lever je perds l’équilibre et je retombe sur ma couche. Cet incident m’a ôté toute ma belle résignation. Je suis furieux. Je sens que ça plie. La fusillade allemande est d’une extrême violence. La canonnade par contre diminue d’intensité. Il ne passe plus guère que des fusants. Les Marocains appelés en renforts arrivent sans difficulté par la tranchée de Calonne. Le 75 tambourine. Les blessés arrivent, affolés, couverts de sang et de sueur : « Le capitaine Cocagne est tué, écrasé sous son abri !… Le capitaine Voilqué a reçu une balle dans la tête. Son corps est là tout près du poste de secours… Le lieutenant Roederer ? Je l’ai vu tomber. Le lieutenant Plaisant aussi. Le lieutenant Boby est gravement blessé. Le lieutenant Magnonnaud a une balle dans la poitrine… Le lieutenant Hartmann est tué… Tué l’aspirant Comolet, tué le sergent Carrel, tué… » A entendre les blessés tous les officiers, tous les sous-officiers seraient tués. La chose n’est certaine que pour Cocagne et Voilqué.
Mais la situation s’améliore. La 8ème qui avait été violemment attaquée de flanc s’est reprise et après avoir reculé reprend du terrain. Roederer la commande avec Plaisant comme lieutenant. J’ai confiance.
Le colonel Pollachi est venu se placer dans un abri auprès de notre poste. Il nous dit que cela va bien. A 2h nous avons repris notre tranchée et nous poussons en avant. Des Marocains blessés arrivent en grand nombre. Nous connaissons de nouveau l’encombrement de Mesnil-les-Hurlus. Les obus recommencent à pleuvoir autour de nous. J’ai pu me lever, aider aux pansements.
A 4h accalmie. Tout va bien. L’attaque est complètement repoussée. Je puis m’en aller l’esprit tranquille.
Par la Tranchée de Calonne je gagne l’ambulance 3-2, dont les tentes sont installées à cinq kilomètres de là. En cours de route je rencontre le Dr Jeannel, de la société entomologique. Il a un poste de secours du 25ème chasseurs auprès de la « maison du cantonnier ». Je me repose un peu auprès de lui et je reprends ma route. Sur cette route on ne voit que des blessés avançant péniblement, se servant de leur fusil comme d’une béquille. J’aperçois le général Capdepont, donnant des ordres, une carte à la main, auprès d’une grosse pièce de 155 court qui rugit à fendre l’oreille.
A l’ambulance on m’emmaillote la tête dans un nouveau pansement. On me hisse dans une auto avec plusieurs autres blessés. Et nous filons à toute allure sur Verdun.
Nous sommes à 7h à la gare, hôpital d’évacuation. Une fiche : je suis dirigé en voiture sur l’hôpital I, hôpital St Nicolas. J’y arrive à 9h.
A peine dans la chambre qui m’est affectée, je suis saisi par un diligent infirmier, déshabillé, débotté ; mes jambes sont plongées dans un bain de pieds, savonnées, lavées, essuyées, séchées… On me place dans un lit… On m’apporte un pot de tisane. On baisse le gaz. La sœur s’éloigne sur la pointe des pieds. Et voilà.
Quelle hécatombe et quel gâchis humain !
Quelle émotion chaque jour
Quelle abnégation pour tous ces hommes et nous ne sommes qu’en 1915