4 et 5 mai 1915 : tout doit pousser à Bourgueuil, la vigne, les haricots, les petits pois



Le mardi 4 mai 1915
Je vais visiter le cimetière des Meurissons. Nous avons repos toute la journée. On nous lit des instructions du général concernant le secteur d’Argonne. Le capitaine Arguieff, commandant ma compagnie, est promu chevalier de la Légion d’Honneur. Orage et pluie.


Le mercredi 5 mai 1915
Un soldat allemand fait prisonnier il y a quelques jours a déclaré que son régiment devait attaquer en face de nous le 5 au matin. Par suite de ce renseignement nous sommes alertés. Nous montons nos sacs et nous restons équipés toute la nuit. Le 3ème bataillon vient nous renforcer dans nos emplacements. Il ne s’est rien passé d’anormal.
Le mercredi cinq mai 1915 ‑ 12 heures.

Mon cher père,

Je viens vous remercier de toutes les bonnes choses que vous m’avez envoyées. Je vous assure qu’ici je les ai appréciées à leur valeur et même au‑delà. Quand on est tous les jours en mesure de se les procurer on n’y attache pas beaucoup d’importance, mais quand on est dénué de tout, on change d’avis.

Le vin et l’eau‑de‑vie étaient excellents et vous avez choisi la bonne qualité. J’ai la satisfaction de pouvoir boire des deux à volonté sans jamais en souffrir, c’est extraordinaire ce que j’ai l’estomac solide en ce moment. Il faut bien cela pour résister à toutes les fatigues et pour digérer la nourriture plus ou moins bonne que nous avons parfois. J’ai déjà prévenu Eugénie il y a deux jours de la réception du colis.

Je suis toujours au repos au plateau de Bolante, encore deux jours et samedi matin nous regagnerons les tranchées de la Haute-Chevauchée. C’est un secteur ni bon ni mauvais.

Tout est calme autour de nous, extraordinairement calme. Nous sommes chacun sur nos positions à nous regarder jour et nuit par les créneaux de nos tranchées. On se demande combien ça va durer dans ces conditions‑là. Vous devez vous en inquiéter vous aussi.

Le temps est doux et humide depuis trois jours. On voit tout pousser à vue d’œil.

Tout doit pousser aussi à Bourgueil, la vigne, les haricots, les petits pois. Vous devez avoir du travail par-dessus la tête. D’après le beau temps qu’il a fait depuis un mois la vigne doit être déjà bien poussée et il faut espérer que la gelée ne viendra pas aider la guerre dans son œuvre de destruction.

Je voudrais bien voir Bourgueil seulement 24 heures pour me rendre compte de la vie qu’on y mène pendant la guerre. La circulation ne doit pas être bien mouvementée à cause du manque de chevaux et dans les champs on doit voir plus de femmes que d’hommes. Dans notre petit quartier presque tous les hommes sont restés dans leurs foyers et vous n’avez pas beaucoup de changement. Est-ce que Jean Galbrun, Urbain Danger et Louis Bureau, sont toujours à Bourgueil ? Avec tous ces conseils de révision on va bien arriver à ramasser tous les réformés.

Notre capitaine russe, le capitaine Arguieff, a été décoré hier de la Légion d’Honneur, il est âgé de 29 ans. Il mérite bien cette distinction et nous lui avons présenté nos félicitations. Il en est très heureux lui aussi et si nous sommes contents de l’avoir à notre tête, lui aussi est enchanté de tous les hommes de sa compagnie, il nous fait des éloges à chaque occasion qu’il a de nous réunir.

Il est très connu, non seulement dans le régiment, mais dans tous les régiments qui sont à nos côtés. Il y a une dizaine de jours le général Sarrail, commandant la 3ème armée, l’a invité à déjeuner à son quartier général et l’a envoyé chercher et ramené en automobile.

Dans le repos que nous avons en ce moment nous ne sommes pas aussi heureux qu’au dernier repos car nous n’avons pas de bains-douches à notre disposition. Nous avons un petit ruisseau qui coule au fond d’un ravin et où l’on peut quand même se nettoyer. Au prochain repos, après nos six jours de tranchées, c’est à dire le 14 mai, nous irons dans un village à l’arrière (Le Claon, Le Neufour). A présent que nous sommes régulièrement six jours en tranchées et six jours au repos on peut tout prévoir d’avance.

J’ai reçu hier une lettre de Marcel Méchain. Il se porte toujours bien et se demande lui aussi si on pourra sortir sans accident de cette terrible épreuve.

Je vous recommande de prendre soin des ceps qui entourent le maison et surtout de celui qui est devant l’écurie. Bien les attacher et les traiter à temps, afin que je puisse manger de bons chasselas dorés à mon retour.

Vous devez avoir reçu maintenant le mandat de cinquante francs que je vous ai envoyé le 25 avril, vous m’en préviendrez si ce n’est déjà fait.

Recevez, mon cher père, l’expression de mon affection et de mon dévouement. ‑ Votre fils, ‑ H. Moisy

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