3 mai 1915. Pendant toute la nuit, sans interruption, bombardement de notre coin



3 mai 1915. Même endroit

Pendant toute la nuit, sans interruption, bombardement de notre coin et du carrefour des routes. Les arbres perdent leurs plus belles branches. La route est couverte de feuilles vertes et de mottes de terre.

La tranchée est à peu près terminée. Je m’y rends, dans l’après-midi, avec Roederer. Quelques fourrés à traverser, quelques cadavres à enjamber et l’on y arrive. « Gare au tournant, mon lieutenant, courez et baissez la tête. » C’est ainsi qu’on nous signale deux ou trois passages surveillés par les « écureuils » ou bien par une mitrailleuse. On passe en courant, le corps plié en deux « Pif ! pif ! pif ! » trois balles claquent aux oreilles et font sauter la terre autour de nous. Nous trouvons Plaisant endormi dans une niche. Il est épuisé. Ses yeux, généralement si vifs, sont creux et comme éteints. Sa parole si belle et si claire est presque embarrassée. En deux jours sa compagnie a fait plus que toute autre. Sa tranchée est creusée. Des fils de fer ont été posés. Plaisant est brisé, las, éteint. Nous restons quelque temps avec lui. Toutes les quelques secondes une balle tirée avec un rythme d’horloge vient frapper le parapet au-dessus de nos têtes. C’est un écureuil qui nous en veut. Nous revenons par le bois sur lequel tombèrent tant d’obus le 1er. C’est là que la 6ème se tenait en réserve. Là les arbres sont brisés, ébranchés, gisants. Les arbustes sont déchiquetés. Le sol est raviné. Dans ces entonnoirs gigantesques on voit de grosses racines extirpées. Alentour on voit les petites racines blanches des pervenches. Derrière les buissons, derrière les gros arbres, au milieu de l’étroit sentier que nous suivons, des cadavres de zouaves, de Marocains, aux faces déjà bouffies et noires, au voisinage déjà puant. Ils sont tombés là il y a trois jours. Des essaims de grosses mouches déjà les environnent. A terre nous trouvons un képi à trois galons, déchiré, sanglant : c’est ici que tomba le capitaine Charpentier. Gare à l’écureuil ! Et nous bondissons sous la balle qui claque à nos oreilles…

Pendant ce temps le bombardement a repris. Il est plus violent que jamais dans notre clairière. Les « Marie-noires » y tombent par quatre. Un des secrétaires du colonel « celui, disent ses camarades, que nous appelions Bibendum » est tué. Le 75 a beau sonner, il a beau déchaîner à travers la forêt ses sonorités de cloches en folie, le hurlement déchirant du 210 couvre sa voix légère et bientôt même la fait taire. Toute la forêt appartient au colosse. Jamais je n’ai eu d’image plus saisissante de la puissance allemande.

Un abri éparpille en tous sens ses rondins déchiquetés et ses mottes de terre : un obus vient de frapper le gourbi des plantons du colonel. Les uns après les autres ils sortent leurs visages pâles, couverts de poussière, de l’enchevêtrement des poutres et de la terre. Un seul ne bouge pas : le sergent-major Frayard dont la tête est écrasée entre deux rondins comme une noix entre les deux branches d’un casse-noix.

Tous ces drames se passent par une merveilleuse journée de printemps, sous le feuillage léger et doré des hêtres.*

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