25 mars 1915. de Somme-Tourbe à Poix (Marne)
Le régiment, exténué, marche à la débandade de Somme-Tourbe à Poix, dans la boue et sous la pluie. C’est tout le long de la route un éparpillement d’hommes brisés, fourbus, gisant dans les fossés, sur les talus, au pied des arbres.
Nous devions participer à 14h à la revue du 12ème corps passée par le général Joffre entre Bussy-le-Château et Courtissols. Nous arrivons en retard… Et puis vraiment nous sommes trop sales avec nos barbes et nos cheveux longs, nos culottes déchirées, nos manteaux boueux, percés de trous de mitraille.
Du coin d’une route, j’assiste à cette revue. Nous avons bien fait de n’y point participer. Elle est passée par Joffre, suivi d’officiers anglais, russes, belges… Joffre avance péniblement dans la boue, il glisse, il patine. Il tombe une petite pluie fine. Non loin de la revue, dans un petit bois de pins, notre bataillon grelotte. Des hommes défaillent de fatigue. J’en soigne un qui se laisse tellement aller au froid et à l’épuisement qu’il mourrait, là, dans le fossé, si je ne m’en occupais.
Le médecin-major et moi, nous faisons pendant des heures, sous la pluie, dans la boue, les chiens de berger, ramassant les lamentables traînards, les groupant, les stimulant par des blagues faciles et des familiarités traditionnelles. A une croisée de chemins, alors que la nuit tombe, nous rencontrons une auberge, de la bière, du pain et du fromage. Les troupiers las y sont attablés en grand nombre. Déjà ils retrouvent leurs jambes sous la table, devant les chopes de bière, et grâce à cet arrêt nous atteindrons plus aisément Poix, but de notre marche.
Entre l’auberge de la Romanie et Somme-Vesle, nous faisons une rencontre pittoresque. D’une confortable auto, descend un brillant colonel de gendarmerie qui profère, sous sa moustache frisée, des injures à notre égard : « Qu’est-ce que c’est que ces cochons-là ?… Voulez-vous me foutre le camp !… –Mais, mon colonel, il y a parmi ces cochons-là une certaine quantité de héros… -Je m’en fous ! Cachez-moi ces salauds-là dans un bois. Le général Joffre va passer. Il est inadmissible qu’il rencontre ces traînards. –Mon colonel, le général Joffre nous a passés en revue, il y a trois semaines, et a beaucoup admiré notre belle tenue. Il est juste qu’il voie dans quel état les combats auxquels il nous a envoyés nous ont mis. Ah ! vous cherchez à cacher la réalité aux yeux du généralissime. Petite besogne !…
Ce furieux s’engouffre dans son auto et s’en va donner de la gueule à l’auberge de la Romanie où le scandale est bien plus grand. Dix minutes après nous voyons passer les dix autos du généralissime et de sa suite. La boue qui a giclé sur les glaces des limousines met un voile entre lui et nous.
A Poix, pays à peine dévasté, nous trouvons enfin des toits pour nous abriter et la paix des champs pour bercer notre sommeil.