20 mars 1915. Ce sont vraiment ici les gorges de l’Enfer.



20 mars 1915. Wargemoulin

Ce sont vraiment ici les gorges de l’Enfer. D’ailleurs peut-on entrer au royaume des ténèbres autrement que par d’étroits et sombres boyaux ? Le soleil lui-même ne peut faire prendre pour réel son éclat. L’alouette a la voix fausse, l’alouette qui tirelire au-dessus des cadavres, séduite par le scintillement des boutons de capote. Et ces trois vaches squelettiques qui résistent aux obus depuis des mois et se nourrissent – de quoi peuvent-elles bien se nourrir ?- Et cette vieille femme, avare, restée quand même au coin de la cheminée sans feu et qu’un obus décapita hier. Et ces hommes aux pieds coupés, aux bras arrachés, à la cuisse tranchée qui hurlent dans la nuit après chaque arrivée de ces sinistres torpilles ? Et le sillage sanglant qu’ils laissent derrière eux en se traînant jusqu’à moi ! Et les mensonges dont je les berce. Et ces fous aux yeux fixes qui balbutient comme un leit-motiv : « La nuit… la nuit… C’est terrible ! Ah ! c’est terrible… » Et ces hommes dont les pieds sont enveloppés de linges boueux comme on en voit aux mendiants hydropiques de Callot1. Et le décor, ces villages jadis miséreux, anéantis maintenant, ce pays de craie où les tranchées dessinent une grisâtre géométrie où les trous d’obus font comme des plaques de pelade, où les bois déjà rachitiques ne sont plus que de maigres groupes de moignons dressés vers le ciel comme les bras des morts et les jambes des chevaux raides. Et puis surtout ces cadavres maculés de boue blanche et de sang desséché jetés par-ci par-là par un, par deux, par petits tas, par gros tas, comme des détritus, les uns gris, des Allemands, les autres bleus, des Français.

Non, non, il n’y a rien de tout cela dans le Dante. Oh ! les Enfers à l’eau de rose de la littérature ! Les petites imaginations tragiques de Shakespeare !… d’Euripide !… de Rostand !… Macbeth !… Les Erynnies !… Wagram ! Le Mesnil-les-Hurlus est au Jardin des Supplices de Mirbeau ce qu’une mare de sang est à un bol de lait. L’imagination n’a pu concevoir l’horreur du détail, les cadavres dans les feuillées2, les cadavres-passerelles, les cadavres créneaux… Et puis ce que le nez perçoit la plume ne peut le rendre, ce que l’oreille entend le mot ne peut le dire. Il y a une simultanéité des sensations qui ne saurait se traduire par aucun langage : le tonnerre sec de la rafale de 75, l’odeur du sang frais et du cadavre, le blanc de la craie, le noir des fumées d’explosion, l’amertume de la bouche, la boue séchée sur le visage et sur les mains, les pieds prisonniers du mastic… Le nez, l’œil, l’oreille, la langue, la peau participent pour une part égale à l’impression ressentie. Ni la plume, ni le pinceau, ni la musique ne sauront jamais représenter à l’esprit de celui qui ne l’aura pas vécu tel coin de tranchées, tel boqueteau de pins, telle grange du pays des Hurlus en mars 1915.

1

Jacques Callot (1592-1635), graveur, grand maître de l’eau-forte, célèbre pour les suites des Caprices, des Gueux, des Misères de la guerre.

2

Les latrines.

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Une réponse à 20 mars 1915. Ce sont vraiment ici les gorges de l’Enfer.

  1. Patrice PONSARD dit :

    pires que l’Enfer de Dante, quasi inexprimables, et pourtant Bedel réussit à nous faire ressentir fortement ces situations tragiques au-delà de l’humain…
    Comment sortir de là indemne mentalement et physiquement ?

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