13 mars 1915. Oh ! la guerre, la guerre…



13 mars 1915. Le Mesnil-les-Hurlus (Marne)

Oh ! la guerre, la guerre… Journée d’horreur, d’anéantissement, de dégoût de vivre par certitude de mourir.

Perthes, Mesnil, Beauséjour, noms célèbres dans les communiqués, pays de la tragédie qu’aucune imagination n’avait jamais prévue.

Dans la nuit, à 10h, nous quittons Laval. Marche lente, coupée d’arrêts perpétuels sur la route, passés à Wargemoulin bombardé, passés à Minaucourt bombardé ; suivi pendant de longues heures une route de plateaux défoncée par les obus, par la boue… Arrêtés de 2h à 5h du matin par un engagement dû à l’arrivée simultanée du 170ème et des Marocains. Au Mesnil au petit jour.

Sur le chemin, un soldat assis contre le talus a l’air de dormir, je lui demande ce qu’il a, il ne me répond pas. Une balle vient de le frapper au front. Il est mort.

Jusqu’au Mesnil des cadavres de chevaux jonchent la route.

Mesnil, trois baraques qui tiennent encore, des cadavres, des tombes, des chevaux morts, de la pourriture, de la puanteur. L’entrée de l’Enfer. Dans un tas de morts jetés dans un coin, deux bras qui s’agitent : le blessé n’est pas encore mort. Peuh ! on passe, il a le crâne troué. Dans une des deux baraques bâties de terre et de planches, un entassement d’hommes poussiéreux, sanglants, qui crient, qui gémissent, qui implorent : trois médecins à la mine hâve, épuisés, anéantis de fatigue, leur donnent des soins : c’est le poste de secours général. De temps en temps on voit sortir, porté sur un brancard, un des hommes sanglants qui ne crie plus : il est jeté dans un coin du petit cimetière.

De cet amas de murs écroulés qui fut Le Mesnil-les-Hurlus part une route plate bordée de petits sapins déchiquetés par les obus. C’est la route qui va vers la ferme de Beauséjour. A gauche partent les deux boyaux longs de deux kilomètres qui mènent aux tranchées.

Il est 6h1/2 du matin. Un épais brouillard. Le régiment, mêlé de Marocains, de chasseurs, de fantassins d’autres régiments, s’arrête et s’enfonce dans les tranchées de 3ème ligne en attendant d’être engagé. Très violente canonnade française sur les tranchées allemandes de la cote 196, en partie à nous, en partie à l’ennemi. Paysage de champs plats, ravagés par des obus qui y ont creusé des trous blancs. Des cadavres à perte de vue, des Allemands, des Français…

Je pars occuper le poste de secours de la tranchée d’attaque avec l’infirmier Cobigo et huit brancardiers. A ce moment fusillade violente, un de nos brancardiers à qui j’expliquais son métier, (il était nouveau) tombe, une balle dans le front. La balle en entrant a fait un petit bruit sec comme quand on perce avec le doigt une mince couche de glace. Une espèce de panique s’empare d’une compagnie nouvellement arrivée du dépôt. Les hommes se sauvent en criant : « Sauve qui peut ». Les officiers hurlent après eux, les ramènent à la raison. J’en vois qui mettent baïonnette au canon croyant avoir à charger un ennemi sorti des tranchées. Panique démoralisante. Je laisse mes hommes au Mesnil. Je vais reconnaître seul les tranchées. Cinq cents mètres de route balayée par les balles. Tout le long, des cadavres, des cadavres anciens, déjà noirs, d’autres frais, entourés de sang encore rouge.

Le boyau qui mène au bois de la Truie.

La boue : du mastic. Gros effort à chaque pas pour extraire les pieds de cette pâte. « Heureusement » des cadavres, laissés là exprès, forment un plancher mou sur lequel on marche avec la satisfaction de n’avoir plus d’effort à faire. On en rencontre ainsi en cours de chemin, un par-ci, un par-là. La plupart ont la tête écrasée par les souliers. Il y a quelques Allemands, beaucoup de Français. Aux passages particulièrement boueux quand on n’avait pas un cadavre sous la main on a jeté quelques fusils, des baïonnettes qui forment plancher. Quand le cadavre gêne ou bien qu’il y en a trop au même endroit on le jette par-dessus bord. Je remarque qu’on les jette de préférence dans ces petits culs-de-sacs qui sont les WC de la tranchée. Ce qui n’empêche pas les dits culs-de-sacs de continuer à être utilisés. D’ailleurs ces boyaux déjà immondes par tout ce qu’on y trouve sont intéressants au point de vue de la psycho-physiologie de l’homme qui va combattre : certains endroits où les troupes ont stationné quelque temps avant de donner l’assaut sont inondés de diarrhées… La peur, l’affreuse peur.

En cours de route je rencontre un Marocain dont la main est à moitié sectionnée : il m’implore : « Toubib, toubib, bras cassé… » Je m’agenouille auprès de lui, il arrive un percutant d’assez gros calibre qui éclate à quelques mètres : mon Marocain a la joue, l’oreille et une partie du cou tailladées par un éclat. Ma capote est trouée. Pas ma peau. Mais ça m’a étourdi. Le déplacement de l’air est abrutissant. Je reviens à Mesnil en traînant mon blessé qui hurle en implorant Allah et en perdant tout le sang de son corps. Le long de la route de Beauséjour des Marocains blessés se traînent, l’un soutenant l’autre. Des obus tombent. Pluie de balles.

Le régiment n’a pas encore été engagé. Le lieutenant Thouvenot est tué sur la route de Beauséjour, à l’entrée de Mesnil, d’une balle au ventre.

Les compagnies, exténuées, dorment dans les boyaux en attendant d’être engagées. Les compagnies du 174ème attaquent. Tout l’effort se porte sur un ouvrage blindé de la cote 196. C’est là-haut, dans un bois de pins où les arbres ébranchés, brisés ressemblent à des poteaux télégraphiques, le Bois Brûlé.

A 3h on annonce que nous allons être engagés. Je pars à nouveau avec une douzaine d’infirmiers et brancardiers par le même chemin que précédemment. De boyau en boyau, de cadavre en cadavre, de petits bois en petits bois, sous les obus et les balles nous arrivons dans une tranchée prise il y a quelques jours aux Allemands et occupée actuellement par les Marocains. Je rencontre les lieutenants Charmeux et Vaudon qui vont mettre leurs pièces de mitrailleuses en batterie. A deux cents mètres de là une rafale de 75 inonde la tranchée allemande qu’une compagnie du 174 se prépare à attaquer. Pluie de feu effroyable. Soudain, à notre gauche des cris tumultueux, une rumeur qui gronde en se rapprochant. Nous croyons qu’une charge à la baïonnette a lieu. C’est en réalité une panique d’un régiment voisin de la compagnie du 174. Un troupeau d’hommes sortis des tranchées dévale la pente qui descend vers la route de Beauséjour au cri sinistre de : « En arrière ! Sauve-qui- peut !…» C’est atroce. Nous sommes enveloppés là-dedans comme dans un tourbillon. Les hommes pour mieux courir abandonnent sacs et fusils. La bousculade tragique enjambe les hommes tombés, les piétine. C’est à devenir fou. Les balles sifflent, claquent, les mitrailleuses donnent. Les Allemands poursuivent-ils donc ? Je sors mon « Journal » de ma musette… Je sors mon revolver de son étui. Est-ce la déroute ? Quelle contagion dans la panique ! Et cette panique engouffrée dans les boyaux jonchés de cadavres est particulièrement tragique. Je fouille la lisière du bois, les Allemands n’en sortent pas. Charmeux, très calme, met ses pièces en batterie. Ses hommes n’ont pas bronché. La compagnie affolée reprend ses sens sous le revolver des officiers. J’ai vécu là un quart d’heure sinistre, absolument persuadé que j’allais être tué ou fait prisonnier. Mais comment dans cette rafale de balles n’ai-je rien reçu ?… A cause de l’action engagée là par le 174ème impossibilité d’atteindre la ligne du 170ème. Je panse des quantités de Marocains qui tombent sous les balles comme des mouches sous les vapeurs du formol. Beaucoup se sont mutilés en se tirant une balle dans la main gauche. Ils ont une terreur folle des obus. Un de leurs chefs de bataillon effondré dans une niche pleure de rage, de dégoût et de désespoir. Ces hommes-là dès qu’ils voient leur sang couler pleurnichent et se laissent mourir refusant les soins. Je soigne des blessés de toutes sortes de régiments ; quel mélange ! quel désordre ! Dans tous les coins de la tranchée des moribonds râlent.

A Mesnil où j’arrive à la nuit des marmites tombent et font d’horribles massacres. Le poste de secours général où travaillent fiévreusement les Docteurs Fournereaux, Simart et Lépagnole est enveloppé d’obus. Un seul tue six hommes et en blesse dix-sept. J’apprends la mort de beaucoup de mes amis : le capitaine Nicolet, les lieutenants Adam, Quenot, Campmann, Lallemant.

Nos attaques ont échoué l’une après l’autre. Celle des Marocains n’a rien donné. Un élément des tranchées a été pris, perdu, repris, reperdu… Lutte formidable pour prendre, en somme, un étroit fossé de 200m de long !

A 8h une attaque de nuit se prépare. Le colonel m’envoie l’ordre de venir aux tranchées d’attaque. Je pars avec les brancardiers du 3ème bataillon, braves gens qui n’ont jamais été au feu (et qui ne sont pas gens braves). Je n’ai pas fait deux cents mètres que je reçois une balle dans le bras gauche. C’est comme un cruel coup de poing et le sang qui coule fait une agréable chaleur qui atténue bien vite la douleur. Je ne dis pas ce qui vient de m’arriver à mes hommes terrifiés par les balles, les obus, les fusées lumineuses… J’envoie prévenir au poste de Mesnil qu’on m’envoie le Dr Chrétien à ma place. Il n’arrive pas. (C’est agaçant). Les boyaux sont engorgés de troupiers accroupis, éreintés, silencieux. Au bout d’un quart d’heure d’attente je rentre à Mesnil sans savoir ce qu’est devenu Chrétien. Il doit être perdu dans le dédale des boyaux.

Au poste de secours, Simart me panse. Et dans cette salle qui est une sorte d’étable, éclairée par des bougies c’est toute la nuit un défilé douloureux de blessés, couverts de boue, vêtements en loques, visage ravagé par la fatigue, la douleur, l’anéantissement. Les médecins se démènent avec un entrain, un sang-froid, une célérité prodigieuse. Le médecin-chef blagoche, console les blessés d’un mot drôle. Simart est un artiste en pansements. Nous nous soutenons avec du café. Quel café ! L’eau de Mesnil est de la boue, le café est épais, grince sous la dent. Le petit jour vient. Le Dr Fournereaux sort pendant dix minutes dans un petit coin de la pièce. Simart balance sa tête que le sommeil fait semblable à une cerise au bout de sa queue.

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Une réponse à 13 mars 1915. Oh ! la guerre, la guerre…

  1. P.Ponsard dit :

    hallucinantes, dantesques descriptions…Et pourtant à l’arrière on ne manque pas de médecins disponibles, puisque d’après Bedel qui les a observé dans les ville loin de front  » ils jouent au bridge à longueur de journée… » pour tromper leur ennui, malgré la présence de leurs femmes ! Mauvaise répartition des compétences vraisemblablement, mais qui est responsables de cette gabegie ? Le GQG, les  » Mandarins » patrons du service de santé aux armées ? d’obscurs et indifférents fonctionnaires n’assumant pas honnêtement leur missions ?
    Il faut dire que le père Joffre dans sa thébaïde de Chantilly n’aime pas vraiment se déplacer sur le terrain, il est lourd, peu ingambe, la marche le fatigue, et puis il est obnubilé par ses repas aux horaires immuables, il préfère donc envoyer ses missi dominici à la pêche aux renseignements… Ces fameux « jeunes turcs » tous breveté et qui encombrent le GQG, pleins de morgue, arrogants à l’extrême, malveillants vis à vis des combattants de l’avant quels que soient leurs grades, autrement dit des lascars hautement néfastes…

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