28 février 1915 : un obus est tombé sur la cabanne que j’avais occupée il y a six jours et a tué ou blessé cinq ou six hommes



Le dimanche 28 février 1915
Ordre de départ à 7 h. nous montons nos sacs et nous restons en tenue jusqu’à 14 h. nous partons ensuite et la 5ème compagnie s’installe sur la pente d’un ravin vers la cote 263. L’artillerie allemande tire sur nous des obus de gros calibre et nous avons en peu de temps des morts et des blessés. Je vais en corvée de matériel à la Pierre-Croisée et je vais porter du fil de fer en première ligne. Je vois beaucoup de morts déchiquetés par les obus. Un obus est tombé sur la cabane que j’avais occupée il y a six jours et a tué ou blessé cinq ou six hommes. Je rejoins ma compagnie dans le ravin. Il n’y a pas eu besoin de ma compagnie en première ligne, nous quittons cet emplacement à 19 h et nous retournons dans les abris de la Pierre-Croisée où nous étions ce matin et où nous passons la nuit tranquille. La 10ème Division attaque Vauquois (46 – 31 – 76 – 313[èmes régiments]).


Le dimanche 28 février 1915 – 14 heures
Mon cher père,
C’est avec un plaisir toujours nouveau que je reçois de vos lettres. J’ai reçu hier soir celle que vous m’avez écrite le 22 février. Je vous remercie de faire réponse à tout ce que je vous demandais.

D’après ce que vous me signalez dans l’emploi de votre temps, je vois que vous travaillez beaucoup, peut-être trop pour votre santé. Vous auriez pu, par exemple, vous dispenser de fumer la vigne du Traquet, car à part le rang d’asperges, c’est un travail qui pouvait être reculé d’une année, pour permettre cette année d’aller au plus pressé.

Mais puisque vous avez bientôt fini de tailler, je vois que tout le travail n’en a pas trop souffert quand même et que, à ce point de vue, notre famille sera une des moins éprouvées puisque moi je ne rendais aucun service.

Continuez de bien entretenir le jardin, ce sera pour moi une distraction spéciale de soigner les massifs et les allées après avoir tant pioché pendant des mois entiers le terre de l’Argonne. Quand je bècherai une planche ça me rappellera les tranchées. Il est vrai que ce ne sera pas un souvenir très agréable.

Si les plantes ont souffert de la gelée cela n’a pas beaucoup d’importance, l’essentiel est qu’elles soient assez vivantes pour me permettre d’en faire des boutures l’été prochain, car j’espère bien ne pas passer tout l’été dans les conditions actuelles.

Je croyais qu’Ernest Soyer était parti depuis longtemps. S’il ne fait que partir, il ne verra, il faut l’espérer, pas grand-chose de la guerre. Si sa maison est vide pendant plusieurs mois, je crois qu’elle sera en bien mauvais état à son retour. Je lui avais écrit deux ou trois fois, peut-être n’avait-il pas reçu mes lettres, en tout cas je n’ai jamais rien reçu de lui, il ne devait pourtant pas ignorer mon adresse.

Je savais par Mélanie que M. l’Abbé allait partir pour Châteauroux. Décidément tout le monde va aller à la guerre. Quoique la vie soit bien dure ici, je crois que pour un homme comme moi et d’ailleurs comme tous les camarades, il serait aussi ennuyeux d’être resté au pays, parce que tous les hommes dans mon âge et sans infirmité apparente qui seraient encore dans leurs foyers, doivent être regardés de travers par la population non mobilisable.

Un camarade de ma compagnie âgé de 27 ans qui a passé trois mois de convalescence à Paris, du 1er octobre au 1er janvier, me disait que pendant le dernier mois il n’osait pas sortir à Paris. Toutes les jeunes femmes qu’il rencontrait et dont les maris étaient à la guerre disaient en passant auprès de lui :  » Qu’est-ce qu’il fait donc ici celui-là, pendant que les nôtres sont sur le front ? Il devrait bien partir aussi « . Il est vrai qu’il était grand et gros et était très fort d’apparence.

Je suppose que ce doit être le cas de tous ceux qui sont restés dans leurs foyers pour une cause quelconque. Et c’est une consolation pour ceux qui sont partis leur faire un rempart de leur poitrine.

Je vais continuer ma lettre par ma phrase habituelle.  » Je me porte toujours très bien « . Je ne peux heureusement pas vous mettre autre chose, puisque je ne souffre de nulle part. J’ai bon appétit et je ne souffre pas des pieds, à part le froid aux pieds de temps à autre. Je n’ai jamais souffert des dents depuis le mois de juillet, seulement elles se cassent par morceaux de temps en temps. La nourriture est bonne et bien faite et nous avons un quart de vin tous les jours.

Notre grande occupation est de faire des tranchées, assez profondes pour nous permettre de circuler dedans sans que la tête dépasse. Si vous voyiez la région que j’habite en ce moment, c’est absolument des taupinières dans un champ d’oignons, seulement nos tranchées ne sont pas couvertes. C’est comme les rues d’une ville, elles vont dans toutes les directions et il y a vraiment où s’y perdre. Dès qu’on arrive à un kilomètre de la ligne de feu on ne circule plus à l’air libre, il faut disparaître dans la tranchée, de cette façon les balles ne sont guère à craindre ; nous ne craignons pour ainsi dire que les obus quand nous sommes en première ligne, à moins que nous soyions désignés pour faire une attaque.

Je continue ma lettre aujourd’hui lundi premier mars car hier au moment où j’écrivais on nous a dit de mettre sac au dos pour prêter main forte à un autre régiment. Nous sommes revenus coucher le soir dans nos cabanes à 2 km en arrière du front, sans avoir rien eu à faire. Nous avons été depuis 2 heures jusqu’à 7 h du soir couchés dans un ravin sous le feu des obus et ensuite nous sommes revenus comme nous avions été.

Nous avons passé une période de 11 jours dans les tranchées de première ligne et au lieu d’aller au repos dans un village nous sommes logés dans des cabanes en terre, en pleine forêt et assez près de la ligne pour pouvoir s’y porter au premier signal. Ce n’est pas un repos agréable et on ne peut rien se procurer, heureusement que j’avais reçu il y a quelques jours les colis à Aimée.

Auguste Travaillé est toujours à mon escouade et en ce moment, au repos, nous couchons côte à côte dans la cabane. Nous parlons souvent de Bourgueil et des choses du pays. C’est un réconfort parmi nos épreuves.

Je n’ai pas besoin d’argent en ce moment et j’en ai encore pour longtemps. Songez donc que depuis 14 jours je n’ai pas pu dépenser un sou et il en est ainsi la moitié du temps et quand je suis au repos je n’achète presque jamais de vin, j’en ai assez de celui qui nous est donné.

Avec le mois de mars il fait un vrai temps de mars. Ce matin il est tombé de la pluie, ensuite de la grêle et de la neige et maintenant, cet après-midi il fait du soleil, les 4 saisons dans la même journée. Les nuits deviennent moins longues et ce n’est pas trop tôt.

J’ai reçu dernièrement une lettre de Marcel Méchain, c’est la première.

Le canon français tonne plus que jamais, hier il a été tiré plus de 500 obus auprès de nous par le 75 et le 120.

Je termine ma longue lettre en vous renouvelant toutes mes amitiés. Je vous récrirai d’ici peu.

Votre fils ‑ H. Moisy

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Une réponse à 28 février 1915 : un obus est tombé sur la cabanne que j’avais occupée il y a six jours et a tué ou blessé cinq ou six hommes

  1. Karim dit :

    Très belle lettre, si simple et pourtant quelle expression ! Reflet d’une époque empreinte d’éducation et de respect des valeurs.

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