20 décembre 1914. Je suis dans la tranchée.



20 décembre 1914. Berry

Je suis dans la tranchée. J’ai laissé au poste de secours un médecin russe engagé volontaire dans l’armée française.

Je suis dans la tranchée… En d’autres temps, le matin, j’écoutais les oiseaux chanter. Je trouvais de l’agrément aux variétés de leurs chansons. Mon oreille était heureuse. Tout mon être était heureux… Ce matin, j’écoute la jolie chanson des balles… Elle tient du chant des abeilles et du chant des martinets. Elle est exquise, très fine, un peu vibrante, tantôt aiguë, tantôt grave, selon la vitesse du petit projectile… En passant, la balle brise parfois des brindilles dans les fourrés, ça fait « Clic !… clic !… ting !… » Parfois elle frappe un arbre et ça fait : « Pafff !… » comme une petite bombe… Parfois, enfin, et le plus souvent, elle s’enfonce en terre et ça fait « Ploff !… ».

Je suis dans la tranchée, assis à la porte du capitaine Lefolcalvez. Des troupiers vont et viennent comme doivent aller et venir dans leurs villages de terre et de palme les nègres de la Guinée… Certains embellissent leur case, la garnissent d’objets voyants, petits cailloux blancs, nummulites arrondis et les disposent en forme de dessins symétriques ou de lettres dans la terre grasse des murs… Certains écrivent… Certains autres lisent… Certains, qui sont des sentinelles, veillent immobiles, l’œil dans une meurtrière… Certains autres, l’œil à la meurtrière, fouillent le terrain ennemi à la recherche d’une mitrailleuse qui depuis ce matin ne cesse de tirer sur nous…

Dans le village qui est de l’autre côté du ruisseau, du Rû d’Hozien, des fumées montent… Les Allemands se chauffent… Dans ce petit bois, entre eux et nous, une de nos sentinelles a tué, la nuit dernière, une de leurs sentinelles… Le corps est là, tout gris sur les feuilles mortes, tête nue, les bras en croix… On le laisse. Il servira d’appât. Derrière les arbres, autour de lui, des troupiers veillent…

Il fait beau. Le soleil est vif. Les troupiers chantonnent en graissant leur fusil… Deux batteries d’artillerie qui sont à quelques centaines de mètres derrière nous tirent sur Chevillecourt. Pong !… Tiu iu iu iu iu… Patatata pagnne !… Départ, passage, arrivée. Un nuage de fumée vite effiloché par le vent… Et c’est un obus de 75 de plus sur les ruines du malheureux village.

La mitrailleuse ennemie persévère dans son infatigable : Pan pan pan pan pan. Où est-elle ? Avant-hier, le sergent Adenot, après plusieurs jours de recherche, a fini par en découvrir une à l’intérieur d’une maison de Chevillecourt : il l’a aperçue par une fenêtre au moment où un rayon de soleil passant par les vitres éclairait les aciers de la pièce. Quelques balles envoyées par un de nos bons tireurs sur le joli reflet a vite fait taire la bavarde…

Onze heures. Je vais déjeuner avec les lieutenants Cordonnier et Roederer dans la case du capitaine Gresser, absent. A la lueur d’une bougie piquée sur une douille d’obus de 77 nous mangeons des pommes de terre frites que le cuisinier Munier nous envoie de Berry. Elles arrivent froides et la graisse est figée. Mais elles sont bien bonnes… Le canon ne tire plus, ni la mitrailleuse, et à peine les fusils. C’est le répit du déjeuner. On mange de part et d’autre… On ne se tue plus…

Un coup de téléphone du médecin russe interrompt mon déjeuner : « Descendre immédiatement au poste de secours. Blessé très grave. » Je descends au pas de gymnastique par l’interminable boyau dont les parois blanches me meurtrissent les coudes.

Un sergent est étendu sur la paille du poste, une balle au front, la matière cérébrale jaillie dans les cheveux… Il râle… Il meurt…

Il avait mis l’œil à une meurtrière… Peut-être son œil brillait-il trop de voir un boche tout proche… Une balle arriva.

Et ils sont innombrables ceux qui auront été tués, ainsi, d’une balle au front. Et les familles feront mettre dans l’annonce du décès ces mots glorieux : « Tué à l’ennemi, d’une balle en plein front. »

…Pour changer, on envoie des obus de 77 et de 88 sur Berry, pour la plus grande joie de mon petit infirmier Denot qui récolte les fusées et les balles de plomb qui tombent autour du poste de secours… Il a l’esprit curieux des choses de la guerre, beaucoup plus que des choses de la médecine… Parmi les balles qui viennent frapper les murs du poste et qu’il ramasse soigneusement il se trouve une balle dum-dum, avec encoches latérales.*

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De temps en temps un blessé arrive porté sur un brancard… En voici un dont la main gauche est traversée d’une balle tirée à bout portant : « Accident » affirme-t-il. « Mutilation volontaire » affirmera le conseil de guerre… Et je crois que le conseil de guerre aura raison.

A 4h la nuit est complète.

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