10 octobre 1914. Journée de soleil bas.



10 octobre 1914. Deneuvre

Journée de soleil bas. Le colonel est triste et comme il est triste, il éprouve le besoin de me prendre par le bras et de me promener pendant deux heures de la gendarmerie à la cristallerie, de la cristallerie à la gendarmerie. Quand le colonel peut me pincer au passage, il ne me manque jamais et c’est pendant des heures des diatribes contre ses chefs de bataillon qu’il traite de tous les noms d’animaux domestiques. Moi j’écoute, je hoche la tête – ça m’est égal. J’aimerais bien mieux être dans les bois que j’aperçois là-bas tout dorés sous le ciel gris.

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A un moment, le colonel part en exclamations contre je ne sais quel incident de la bataille du 24 septembre. Une auto arrive en trombe sur nous : une tête s’encadre à la portière. Dieu ! Quelle émotion : MAURICE BARRES 1! Je me précipite. Je me présente. Il me serre la main de ses deux mains. Je le questionne. Il se rend à Domptail. Il a traversé les ruines des villages incendiés. Je lui dis : « C’est maintenant l’immense pitié des Eglises de France… » Il me répond d’un geste barrésien en passant sa main brûlante sur la mèche de son front. Je lui raconte le tabernacle intact de Sainte-Barbe, la Jeanne d’Arc de Badonviller… Je lui raconte les gros-obus-qui-font-peur, la guerre dans les forêts des Vosges. Je lui raconte notre entrain, notre courage, notre air de victoire… Il écarquille les yeux. Il s’amuse de mes histoires. Il dit : « Mais comme c’est beau tout cela ! » Et je recueille précieusement les mots que le grand homme daigne laisser tomber à mes pieds du cadre de sa portière. Et je presse avec piété la main fiévreuse du grand homme quand l’auto – c’est toujours impatient les autos- reprend sa course vers les églises pitoyables. Ca m’a fait du bien, cette rencontre !… Les militaires ont beaucoup de charme. Mais les hommes de nos lectures et de nos directions morales en ont quand même un peu plus.

1 Bedel, comme beaucoup des jeunes de sa classe et de sa génération, admire l’auteur de La Colline Inspirée.

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Une réponse à 10 octobre 1914. Journée de soleil bas.

  1. Patrice PONSARD dit :

    Etonnante cette petite déprime du colonel, il est vrai qu’avec ses subordonnés cela ne doit pas marcher tous les jours comme il le souhaiterait…A moins qu’il soit déjà fatigué de la campagne qui dure depuis presque deux mois et demi, et puis quel âge a-t-il ?
    Joffre a du  » remettre à la disposition du ministre » 160 ou 180 généraux et colonels pour diverses raisons entre aout et décembre 14, peut-être ce brave colonel mériterait-t-il de goûter à un repos bien mérité ? Si possible ailleurs qu’à Limoges…
    Bienvenue et réconfortante cette visite impromptue de Barrès, notre héros en sort tout ragaillardi et comme il dit avec justesse  » Les militaires ont beaucoup de charme, mais les hommes de nos lectures et de nos directions morales en ont quand même un peu plus… »

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