6 octobre 1914. Tiii, iu iu iu iu iu iu i…….Pagnnne !



6 octobre 1914.

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-Minuit trente-

Tiii, iu iu iu iu iu iu i…….Pagnnne !

Réveil en musique. C’est extraordinaire : ce petit sifflement, qui ressemble un peu au cri que fait la soie quand on la déchire, vous tire du plus profond sommeil. Déjà le subconscient a enregistré le danger que cache ce léger murmure… Avec quelle hâte on se jette sur son pantalon, ses chaussures, sa montre et son portefeuille !… Et voilà ! Toutes les trente secondes : Tiii iu iu iu iu Pagnnne !… Nous sommes là à attendre dans le grand vestibule : il pleut, il fait un froid noir. Pas gaie, la guerre aujourd’hui !

3h matin -Tiii iu iu iu iu … tiii iuiu iu iu … Pagnnne !… Pagnnne !… Ca continue…

4h- Ca cesse. Je monte me coucher.

6h- Ca reprend ! Oh ! mais cette fois, c’est extrêmement sérieux : toutes les cinq minutes nous recevons sur notre cantonnement un obus de 210. C’est ce que nous appelons les « grosses marmites ». Une maison voisine vole en éclats … Nous descendons nous réfugier dans la cave voûtée de la maison. C’est là que j’écris, assis sur un tonneau, au milieu de voisins terrifiés, d’enfants qui crient… le sifflement est singulièrement effrayant ; l’éclatement le suit à une seconde. Ca fait « Pfuiii… », et immédiatement après c’est… la fin du monde à quelques mètres de nous.

Jusqu’à présent notre maison n’a rien. Mais la maison où nous prenons nos repas est démolie, le joli chalet Fayard l’échappe belle, la route « n’est qu’un trou » devant sa grille ; un obus explose exactement sur la tombe de quatre chasseurs dont les corps sont éparpillés.

10h- Ca cesse… jusqu’à quand ? Nous avons été trahis, c’est évident : tous les obus ont été envoyés sur notre cantonnement et sur celui du 1er bataillon. La ville est remplie d’espions ; nous le savons et… voilà le résultat de notre stupide indifférence.

Tous les hommes de la ville rentrés depuis deux jours fuient de nouveau ; ils laissent leur femme pour garder la maison. Et c’est dans le bureau du commandant installé dans la cave un défilé incessant d’hommes tremblants qui viennent chercher des laissez-passer.

Les habitants risquent les uns après les autres un œil dans la rue. Ils sont tout pâles, maigres, anxieux. L’impression que me laisse ce bombardement est pénible ; ces énormes torpilles font peur. Je commence à comprendre le colonel démoralisé que nous recueillîmes à Deyvillers, retour de Sarrebourg…

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Maison forestière de Thiaville – Midi-

Pour essayer de diminuer mon angoisse je gagne ma chère forêt. Elle est sinistre aujourd’hui sous un ciel de brouillard très bas. Il fait nuit à midi. Les troupiers sont tristes, ils ont froid. Le passage des obus cette nuit au-dessus d’eux les a inquiétés. Ah ! dans la forêt ce n’est plus comme dans la plaine. On nage dans l’inconnu. On s’y noie pour peu que la peur vous envahisse et si on se laisse aller c’est bientôt une sorte de panique qui vous saisit.

2h- Le canon reprend par coups tantôt espacés, tantôt répétés. Sont-ce des pièces françaises ? Sont-ce des pièces ennemies ? Cela vient de Cirey.

Le père Alem très nerveux fume sa pipe et cherche d’où viennent les obus et où ils vont.

4h- Il fait de plus en plus noir. Le brouillard devient épais. Une vive fusillade éclate du côté d’Herbaville… Nous sommes là, le capitaine, le père Alem et moi, immobiles dans l’étroit potager, l’oreille tendue. Que se passe-t-il ? On dirait que l’ennemi rôde tout autour de nous. Oh ! comme ce cercle de sapins ressemble au collet du braconnier ! A mesure que la nuit tombe on dirait qu’il se resserre autour de nos poitrines…

6h- Oh ! oh ! ça devient sérieux… Dans la nuit tombée j’accompagne le capitaine dans une tranchée derrière l’étang… Tout à coup, rumeur violente sur le chemin d’Alencombe. « Des boches !… des boches !…» Entre les huit hommes d’une patrouille, deux taches grises : deux prisonniers. On nous les amène. Ce sont deux hommes de la landwehr. Ils ont été faits prisonniers dans une des fermes d’Alencombe où ils s’étaient réfugiés quand notre patrouille a attaqué la leur. La patrouille ennemie, composée de sept hommes et un sergent, descendait, au moment de la surprise, le chemin de la Chapelotte que je prends chaque jour. Aussi bien était-ce moi qui les rencontrais et… qui étais fait prisonnier. A nos questions, les prisonniers répondent avec un sourire qui démontre qu’ils sont heureux de leur sort. Nous les fouillons : dans leurs poches nous trouvons des cigarettes jaunes, des calepins, un chapelet, des canifs… et des pastilles de pippermint.

Mais où sont les six autres ?… De nouveau, une violente fusillade à gauche, vers le poste de l’adjudant Charpentier… Serait-ce eux ?… Nous parlons à voix basse. Les hommes marchent sur la pointe des pieds… Tout à coup, un cri immense et lugubre plane sur la forêt endormie : le cri du grand-duc, plusieurs fois répété. Or, nous savons que c’est un cri de ralliement des Alsaciens… Oh ! comme nous retenons nos souffles !… Quel silence dans la forêt !… Mais qu’est-ce que la nuit nous réserve ? Du moins, jusqu’à présent l’artillerie nous laisse en paix.

8h soir-

Le capitaine Lefolcalvez qui occupe la Chapelotte envoie au capitaine Gresser la note suivante :

« Deux de mes postes ont été attaqués simultanément à 16h15 environ par une reconnaissance allemande qui, après avoir manifesté beaucoup de mordant, s’est repliée dans la direction générale d’Allencombe. L’effectif vu était d’environ 25 hommes. Comme je ne sais pas au juste ce que cela signifie, j’ai demandé au commandant de faire rapprocher la réserve jusqu’à l’emplacement que nous occupions il y a quatre jours. Elle y sera d’ailleurs mieux qu’à Badonviller sous les pruneaux de 210 comme nous en avons reçu la nuit dernière. Félicitations pour tes prisonniers. Nous nous sommes contentés d’en dégringoler un. On ira voir au jour s’ils l’ont emporté. Fais-moi connaître, au jour, les renseignements que tu auras pu tirer de tes deux boches.

Le Folcalvez. »

8h30

La fusillade Charpentier n’a pas été tirée par Charpentier, mais par une reconnaissance de la première compagnie. Impossible de téléphoner ces renseignements au commandant, à Badonviller : cet agriculteur-guerrier ignore tout du téléphone et oublie de raccrocher le récepteur.

Tout cela ne nous empêche pas de manger : nous avons savouré une langue sauce-piquante dont je vous dis que ça ! Et au dessert une de ces compote de myrtil[l]es, offerte par Mme Gény ! Et un kirsch ! Et une eau de vie de betteraves !…

Minuit-

Je me suis étendu par terre sur un matelas, et je n’essaie pas de dormir : sous l’assaut de trois cent mille mouches, ce serait impossible. D’ailleurs dès que je commence à perdre conscience, j’entends siffler des 210 de rêve et j’aime mieux ne pas entendre de 210 quand c’est possible.

Le récepteur du téléphone n’est toujours pas raccroché : cette inadvertance pourrait être la source d’une tragédie ; en cas d’attaque nous ne pourrions appeler les réserves à la rescousse.

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Une réponse à 6 octobre 1914. Tiii, iu iu iu iu iu iu i…….Pagnnne !

  1. Patrice PONSARD dit :

    toujours une petite faiblesse pour les bonnes choses avec l’ami Bedel… » nous avons savouré une langue sauce piquante, dont je vous dis que ça ! Et au dessert une de ces compote de myrtilles offerte par Madame Gény ! Et un Kirsch ! »
    Quel bon génie que cette Madame Gény, la vraie providence des guerriers malgré eux ! Voilà qui fait remonter le moral, malgré un temps déprimant.

    Embêtant ce chef de bataillon  » agriculteur-guerrier » qui ne veut pas se servir du téléphone, comme d’autres de l’internet de nos jours…Cela peut avoir en effet des conséquences tragiques en temps de guerre…

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