2 octobre 1914. Notre bataillon a été relevé ce matin de ses avant-postes



2 octobre 1914. Neufmaisons (Meurthe et Moselle)

Hé bien !mais voici presque une aventure ou tout au moins une aventureuse surprise !

Notre bataillon a été relevé ce matin de ses avant-postes par le 3ème – Nous cantonnons à Neufmaisons un peu en arrière, au sud de Badonviller.- Neufmaisons est un village vosgien niché dans un creux des premiers contreforts nord des Vosges.

J’apprends que le lieutenant Dupont de la 8ème compagnie tient un poste de surveillance à l’ouest du pays entre Neufmaisons et la vallée de Celles. Je pars après le déjeuner pour le retrouver et voir un peu ce coin-là de la région.

Couchés sous un abri de sapin, sur un lit de fougères, nous bavardons en fumant une cigarette, quand arrive une patrouille de huit hommes, chargée d’établir la liaison entre le 170ème et la 41ème division dont quelques éléments occupent Celles. Le sergent Bauné qui commande la patrouille a mal aux pieds et se dit incapable d’aller plus loin. J’attrape l’occasion. Je déclare à Dupont que je vais commander la patrouille. J’ôte mon brassard, je prends un fusil et nous voilà partis.

Je mène ma petite colonne par des chemins adorablement jolis. Quelles belles mousses ! quels ruisseaux limpides ! Quels hauts sapins dans toute la montagne ! Je ne pense pas à l’ennemi. Je ne pense qu’au paysage. En somme… je suis un mauvais chef de patrouille. Nous débouchons dans la vallée de la Plaine que nous remontons sans encombres jusqu’à Celles. A Celles une maison brûle, lançant vers le ciel flammes et fumée. La rue principale est quasi-déserte. A chaque porte un habitant risque son nez pâli par l’émotion au bruit de nos pas. Soudain un vieux capitaine du 70ème Chasseurs alpins sort et nous crie : « Ne marchez donc pas en groupe, n… de D…, vous allez vous faire canonner. » Je disperse mes hommes et je leur fais raser les murs.

Cependant un groupe d’officiers s’avance. J’aperçois un commandant de Chasseurs. Je me dirige vers lui, négligeant les autres officiers de son groupe. J’ouvre la bouche pour lui expliquer ma mission…

Que vois-je ?

Son voisin de gauche est le général de la Touche1 !… Que d’effusions ! Que de questions mutuelles ! Le général est sans nouvelles de sa famille depuis plusieurs jours. Je lui donne celles que je tiens de Marguerite. Le voilà enchanté. Il me conte qu’il a, depuis le début de la guerre, fait la campagne d’Alsace puis la campagne du Nord.

Naturellement je questionne le général sur toute la ligne : il commande la 41ème division, son état-major est à St Diè. Dans la vallée de Celles, il a deux bataillons de chasseurs, le 5ème et le 70ème et une batterie d’artillerie. L’ennemi se trouve à 2km au nord de Celles avec quatre bataillons et une ou deux batteries. A Senones l’ennemi tient bon, mais à l’heure qu’il est une vigoureuse offensive est prise contre lui. Me voilà « tuyauté » mieux que ne l’aurait été n’importe quel autre chef de patrouille.

Je prends congé du général devant le commandant de chasseurs étonné de voir un médecin dirigeant une patrouille et bavardant familièrement avec un général. Mes hommes deviennent aimables à l’excès avec moi. Ils sont assez étonnés eux aussi. Ils trouvent le général « chic type ».

Pour regagner Neufmaisons, dans la nuit qui tombe, je prends au plus court et nous coupons à travers bois. Nous traversons des ravins qui semblent les portes étroites de l’Enfer. La pluie qui s’acharne, fine et glaciale, traverse nos vêtements. Pourvu que nous ne nous égarions pas ! J’ai toujours peur de tomber dans une embuscade de l’ennemi. Vers 6h, en pleine obscurité, nous marchons toujours, et nous ne trouvons toujours pas l’avant-poste de Dupont. Hé ! hé ! je commence à me faire des reproches. Je n’aurais pas dû chercher à prendre un chemin plus court. Et la nuit est si noire sous la pluie !… Mes pensées deviennent amères…  « Halte-là ! » Ouf ! « Qui vive ? »… Ouf ! ouf !! – France ! – Avance au ralliement !… J’avance : « Balaklava ». (C’est le mot pour aujourd’hui). La sentinelle est française et c’est une de celles du poste Dupont.

Dupont sous son abri de sapin m’attend impatiemment : « Grande nouvelle ! Le capitaine me communique la dépêche suivante : « Une armée allemande décimée. Une autre coupée devant Metz. Fort St Blaise bombardé par nous, détruit par artillerie de marine. Général Joffre demande aux troupes un effort de 24h pour chasser l’ennemi du territoire. »

Hum ? Hum ? Serait-ce vrai ? Je verrai toujours Dupont s’éclairant d’une bougie, sous ses branches de sapin, pour me lire le bout de papier pathétique.

Quand j’arrive à Neufmaisons, on est assez inquiet sur mon sort. Comme j’ai soin de ne jamais prévenir le commandant de mes équipées on ne savait ce que j’étais devenu.

Le colonel m’avait fait appeler dans la journée. Le commandant l’avait informé que je pouvais le renseigner sur notre situation à la Chapelotte.

Après le dîner, je vais le trouver. Il est à table avec Plaisant, le subtil lieutenant porte-drapeau du régiment, avec le médecin-chef, le capitaine Carrot etc.

« Hé bien, docteur, il paraît que vous vous mêlez maintenant d’éclairer votre bataillon ?… Allons, prenez ce cigare, ce verre de mirabelle et dites-nous quelles sont les positions de l’artillerie allemande. D’après ces renseignements j’enverrai demain matin une compagnie en reconnaissance ici ou là. » Je lui dis que l’artillerie se trouve à la Tête des Hérins, que ceci, que cela et que ci et que là. » Le voilà enchanté, riant à gorge ouverte. Il me demande mon opinion sur la bataille du 24 septembre à Merviller. Je lui dis qu’on aurait dû poursuivre pendant la nuit ; il crie, il gesticule : « Vous voyez ! Vous voyez ! » Je lui donne les renseignements recueillis hier auprès de Madame Gény. Il ouvre de grands yeux, il s’exclame : « Mais il est épatant ce toubib ! Dites-donc, j’ai presque envie de vous laisser diriger la compagnie qui partira en reconnaissance demain. » Ah ! mais non, je refuse. Ce n’est pas mon rôle, il ne manquait plus que ça !

Enfin, il est enchanté. Ma rencontre avec le général de la Touche, qu’il connaît fort bien, l’intéresse beaucoup. Il ne veut plus me lâcher. Il est neuf heures. J’ai sommeil. J’ai 30 kilom[ètres] de montagne dans les jambes. « Bonsoir, mon colonel ! »

Qu’est-ce que je vous disais ? Je n’avais qu’à quitter mon brassard et à prendre un fusil pour que ma vie eût aussitôt du relief.

1 Il possède château et bois sur la commune de Thuré, propriété proche de la Genauraie. Marguerite, femme de Maurice Bedel est amie avec Yvonne, sa fille.

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Une réponse à 2 octobre 1914. Notre bataillon a été relevé ce matin de ses avant-postes

  1. Patrice PONSARD dit :

    à lire notre héros, c’est presque la  » guerre fraiche et joyeuse » façon Déroulède qu’il vit, à laquelle s’ajoute quelques zestes de mondanités auxquelles il n’est pas insensible…( le général de La Touche, presque de la famille, la vaillante Madame Gény, la pauvre petite vicomtesse de Lantivy, la courageuse Madame Carrier…).
    Pour un peu, nous serions tentés de croire qu’il prend presque plaisir à la faire cette damnée guerre, nonobstant les horreurs qu’il a côtoyées…!
    Mais tout cela est tellement bien dit, de manière tellement charmante, qu’on ne peut le désapprouver de trouver quelques agréments à la situation parmi beaucoup de désagréments…Un philosophe en vérité !

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