30 septembre 1914. Je pars de bonne heure visiter les compagnies.



30 septembre 1914. Badonviller.

Je pars de bonne heure visiter les compagnies. La forêt est à peine réveillée. Des rais de soleil filtrent à travers les hêtres. Au loin, de temps à autre, des coups de feu. Je trouve les 7ème et 8ème c[ompagn]ies bivouaquées à 3km d’ici sur la belle route d’Allarmont (la route de Strasbourg !). La fumée des popotes rampe sous les arbres. Les hommes sont silencieux. Le froid de la nuit leur a fait la mine longue et les yeux creux.

La compagnie Gresser est aux avant-postes, à la maison forestière de Thiaville dans une jolie clairière parcourue par un ruisseau. Quatre hommes, le fusil à la main, m’y accompagnent. Nous coupons à travers bois pour y atteindre. Ce ne sont que crêtes et ravins. Diable ! la guerre dans ses terrains-là ne doit pas être facile. D’ailleurs en fait d’ennemi nous ne relevons que des traces nombreuses de sangliers et de biches. J’accompagne le capitaine Gresser jusqu’à ses tranchées avancées. Nous marchons sur la mousse, nous parlons à voix basse ; il faut éviter de tousser, de briser les brins de bois mort, de faire rouler les cailloux. De temps à autre le capitaine s’arrête et fouille de sa jumelle les cimes des arbres de la crête opposée, position favorite des guetteurs. Aux avant-postes, rien à signaler. Les patrouilles françaises et les patrouilles ennemies se promènent dans les mêmes parages sans arriver à se voir. C’est la guerre des bois, guerre pénible, énervante, où les oreilles travaillent plus que les yeux. L’endroit est si plaisant que je reste déjeuner avec le capitaine, Gassier et Cordonnier. Ils se sont installés dans la maison du garde-chasse de M Michaut, de Baccarat. Les Allemands ont vécu là des jours heureux ainsi qu’en témoignent les nombreuses bouteilles qui jonchent le sol autour de la maisonnette. Pour être plus tranquilles ils ont pris soin de fusiller sans jugement le gardien de la scierie voisine et sa vieille mère de 75 ans en commençant par lui… L’on voit encore sur un mur noirci par l’incendie la trace des balles du peloton d’exécution et, là, dans une prairie deux étroites tombes avec une croix.

Le canon tonne sur les hauteurs voisines. Nous ne recevons pas d’obus, ils sont probablement pour Celles, mais, quoique lointains, ils font en éclatant un bruit énorme qui se répercute à travers les vallées. Dans la direction d’Ancerviller de gros obus éclatent. Ils viennent de Cirey où l’ennemi s’est solidement retranché.

Soir 7h- Je reviens de Pierre-Percée où se trouve un poste de mes chers chasseurs.- Eh ! quoi me voici devenu éclaireur du bataillon ? La pointe que j’ai poussée jusque là, seul à travers une forêt inquiétante, m’a permis d’assister à un combat d’artillerie contre infanterie des plus intéressants. Juché sur le haut rocher de Pierre-Percée, je suivais l’éclatement des obus au-dessus des tranchées occupées par le 70ème alpins au Nord-est de Celles, quand je suis rejoint dans ma position élevée par un capitaine des chasseurs. Il est probable que notre groupe est vite repéré par l’ennemi qui occupe la crête opposée car des coups de feu sont tirés sur nous, sans dommage, d’ailleurs. Ma surprise de voir la guerre se dérouler dans un si magnifique décor est toujours aussi grande. A nos pieds, la vallée de Celles, à droite un océan de sapins, derrière nous l’horizon à perte de vue, à gauche les pins et les hêtres de la Chapelotte. La nuit tombe. On voit de plus en plus lumineuse la flamme des obus qui éclatent. La lune se lève sur les crêtes… La fraîcheur de la montagne, cette fraîcheur si parfumée de la tombée du jour, m’enveloppe les épaules. Le capitaine alpin me parle des Chapieux, de la Savoie, de mes anciens camarades du 22ème bataillon. Belle soirée. J’aimerais me rappeler ce dialogue échangé au sommet d’un rocher fantastique dans le bruit des shrapnells.

Le retour dans la nuit est difficile. Le chemin est semé de pièges. La compagnie Cocagne a tendu entre les arbres des fils de fer à hauteur de la jambe. Certains mettent en mouvement des bouteilles suspendues qui donnent l’alarme en s’entrechoquant. Sous les abris de sapins déjà les hommes dorment. Et c’est au clair de la lune que je reviens, prenant mille précautions pour que mon cheval en marchant ne révèle pas ma présence à un ennemi enhardi par la nuit. Mon cheval tousse et c’est un danger. En arrivant à Badonviller je communique sur la prière du commandant, mes renseignements au colonel. Je vous le dis : je joue le rôle d’éclaireur du bataillon. D’ailleurs on sait que j’aime ce rôle et le commandant me laisse aller où je veux, me débrouiller comme je peux. Tant mieux. Je vois plus de choses intéressantes que les autres officiers retenus strictement à leur poste.

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