24 septembre 1914. Le bataillon est en pleine bataille depuis le lever du jour.



24 septembre 1914. Merviller (Meurthe et Moselle)

Du talus de la route à la sortie de Merviller.

C’est le cas ou jamais d’écrire mes impressions. Cristi ! Elles sont fortes ! Il est 7h. Le bataillon est en pleine bataille depuis le lever du jour. L’ennemi occupe Sainte-Pôle et Montigny ; il s’agit de l’en déloger. Je vois nos hommes qui grimpent, un à un, à quatre pattes ou en rampant, une pente nue qui conduit à une crête également nue. A peine les premiers troupiers arrivent-ils au sommet de la crête qu’une fusillade enragée commence. Que de coups de feu pour si peu d’hommes ! Ils répondent. Bientôt les compagnies sont toutes arrivées aux tranchées à occuper. L’artillerie ennemie commence à donner. C’est le colonel, le médecin-chef et moi qui « écopons ». Nous sommes au bas de la crête dans un petit bois de pins, appuyés aux arbres. Nos chevaux sont derrière nous dans une clairière. Soudain…Tiii iu iu iu iu iu iu iu … Pagnnnne ! Un shrapnell1 éclate au-dessus de nous. Nous nous regardons à cette musique nouvelle. Un second obus éclate à terre auprès de nos chevaux. Nous donnons l’ordre à nos ordonnances de les emmener au plus vite, et par le fossé du bord de la route, accompagnés par les shrapnells qui nous escortent en éclatant constamment à une trentaine de mètres à notre gauche, nous gagnons le pont sur la Verdurette, où nous attendons…

Mais quel vacarme ! […] J’écris sous les shrapnells…Ca vous courbe le dos bêtement. On ferait mieux de rester droit : on offrirait moins de surface… Mais, voilà, c’est la moelle épinière qui raisonne… Brrroum, brrroum, brrroum, broroum !!!! (Ce sont les batteries allemandes qui tirent. Quatre coups consécutifs, toujours). Eh ! bien, et notre artillerie que fait-elle ? Son silence est insupportable.

Ah ! je n’aime pas les shrapnells…

Je vois arriver, soudain, le l[ieutenan]t Boby, le visage inondé de sang. Quelle douloureuse impression ! Qu’a-t-il ? C’est peut-être abominablement grave… Non, une balle lui a sectionné le cuir chevelu sur la nuque. Un millimètre de plus et… Aussitôt après arrive un homme sanglant : il a les lèvres et une partie du nez emportés… Horrible !… Et d’autres… et d’autres. Tous, je les connais. Ce sont les troupiers du bataillon, les braves types qui blaguaient encore hier.

Mais je cherche une ruse pour m’approcher de la ligne de feu. J’avise, tout là-bas, au bord de la Verdurette, une ferme, la ferme du Moulin-Neuf. Et, sans prévenir le médecin-chef, j’emmène avec moi six brancardiers et deux infirmiers. Nous parcourons quinze cents mètres sans être guère inquiétés que par les balles perdues… Nous arrivons à la ferme, occupée par quelques chasseurs en réserve. Deux blessés s’y sont traînés. Je suis occupé à appliquer le pansement sur la cuisse de l’un d’eux quand…Tiii iu iu iu iu iu… un obus tombe auprès du mur… Allons, ça va pleuvoir ici ! Me voilà bloqué !

Pendant deux heures les obus tombent sur le Moulin-Neuf et tout alentour, éclatant tantôt en l’air, tantôt à terre. Supplice insupportable : je suis pris entre la menace de voir la maison s’écrouler sur mes blessés et sur moi, et celle de me placer dans la prairie voisine en pleine pluie de feu. Que faire ? Une idée : j’amène les blessés sur les brancards dans la cour de la ferme, et avec l’aide des infirmiers j’élève un rempart de fumier entre eux et les éclats d’obus. D’un côté, ils se trouvent protégés par la maison, de l’autre par ma barricade. Et je m’étends auprès d’eux en attendant que cela finisse. Je ne sais ce qui m’agace le plus de ma position dangereuse ou des milliers de mouches qui nous assaillent…

A 4h, le tir de l’artillerie ennemie se raccourcit. Je risque un pas au-delà de la ferme : en effet, les obus tombent plus en arrière, du côté de la section de Hartmann, le petit St Cyrien. Filons !… Nous gagnons Merviller sans dégâts ! Ouf !… je n’ai pas encore mangé depuis ce matin : vite, un bout de pain rassis et une tablette de chocolat.

On me signale de nombreux blessés à Reherrey où la 5ème compagnie est, paraît-il, très éprouvée. Allons-y ! Mais comment ? Par le Moulin-Neuf, c’est impossible ; je viens d’en faire l’expérience ! Le médecin de l’ambulance de Baccarat m’offre son auto-car pour faire le tour… J’y monte avec brancardiers et infirmiers (toujours les mêmes, que j’ai choisis parmi les braves), et nous faisons le tour par Baccarat, Gélacourt, Brouville. Entre Gélacourt et Brouville se trouvent nos batteries de 75. Elles tirent maintenant un feu incessant. Elles sont si bien dissimulées parmi les vergers et les taillis qu’il est impossible de les repérer, même au bruit. Et l’avion allemand qui tourne là-haut à 2.000m ne peut évidemment pas les découvrir. Entre Brouville et Reherrey, pluie de shrapnells… je commence à m’y habituer. Je ne baisse plus la tête à leur sifflement, mais je n’aime pas ça. Ce sifflement de plus en plus grave qui s’approche, qui s’approche comme si l’obus arrivait droit sur votre nez… Cette attente anxieuse et terriblement longue de l’éclatement… et puis cet éclatement… Et puis cet étonnement de n’être point atteint ! Jusqu’au suivant…Tiu iu iu iu iu iu iu … pagnnne ! Impossible d’atteindre Reherrey dont la route est méthodiquement et impitoyablement arrosée. Heureusement un médecin du 217ème s’y trouve et soigne mes hommes…

A la nuit tombante la fusillade et les mitrailleuses font rage. Je guette nos tranchées. Nos hommes ne les quittent ni pour avancer ni pour reculer. Quel sera le résultat de cette interminable journée ? Déjà j’ai pansé une cinquantaine de blessés, la plupart blessés par des balles et le plus souvent aux cuisses. Quelques-uns ont reçu des éclats d’obus, des balles de shrapnells : ils ont d’énormes plaies, qui saignent abondamment. L’un d’eux m’est amené avec la cuisse gauche sectionnée, la jambe droite brisée en plusieurs endroits. Il ne survivra pas. Ceux qui ont des blessures légères sourient tout seuls quand on ne les regarde pas : ils se disent : « C’est fini de la guerre pour toi, mon ami ! » Et ils sont bigrement heureux. Et on le comprend : ils viennent de passer une terrible journée.

Jusqu’à deux heures du matin, des blessés m’arrivent dans la grange où je me suis installé, à Merviller. Et puis, plus rien. Le canon s’est tu. Dans le foin, auprès de moi, l’un des blessés gémit : il a un pied tout froid par suite de sa blessure. Comme je n’ai rien pour le réchauffer, je lui prends son pied dans mes mains et c’est ainsi que j’arrive patiemment à le réchauffer. Et à tous les autres qui se plaignent, qui m’appellent, je dis, comme les mamans à leurs enfants : « Ce n’est rien, ce n’est rien…» Ils me croient, et ils attendent le lever du jour.

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 Obus chargé de balles.

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2 réponses à 24 septembre 1914. Le bataillon est en pleine bataille depuis le lever du jour.

  1. Patrice PONSARD dit :

    Impressions saisies sur le vif et décrivant parfaitement les situations ! On croirait les vivre en même temps que notre héros… Lequel fait preuve d’un beau courage et de qualités humaines vraiment remarquables dans l’exercice de sa périlleuse mission.

  2. Isabelle Garcia-Chamineaud dit :

    Décidément cet homme est impressionnant dans son mélange de compassion et d’indifférence au danger. Cela lui donne une étrange lucidité

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