17 septembre 1914. Nous quittons Baccarat pour Deneuvre



17 septembre 1914. Deneuvre (près Baccarat)

Nous quittons Baccarat pour Deneuvre. Deneuvre est un de ces villages vosgiens qui n’en finissent plus, un de ces villages-serpents comme Deyvillers, Ménil… Il déroule son ruban au-dessus de Baccarat. Il est sale le ruban, il est même crasseux. En général, Deneuvre ne doit pas briller par la propreté, mais depuis le passage des Allemands ce sale village est devenu un village sale. Pour moi, je ne me plains pas, je suis logé dans une petite maison bleue, avec le commandant, chez un militaire retraité. Un seul inconvénient : il n’y a plus de carreaux aux fenêtres, le bombardement a tout brisé. La moitié des maisons ont été détruites. Celle que j’occupe est fissurée, mais tient encore debout.

Il pleut, une petite pluie à gouttes rares que le soleil essaie vainement d’arrêter.

Ce n’est pas parce qu’il pleut que j’avance cette idée que la guerre est une chose triste, ou mieux que la bataille est une chose triste. Les dernières batailles auxquelles j’ai assisté m’ont enfoncé cette opinion-là comme un coin dans la tête. Qu’est-ce que c’est que cette guerre de taupes et d’oiseaux de proie ? Ai-je jamais vu un ennemi ? Non, mais j’ai reçu des obus, dans un fracas formidable et grossier. J’ai vu combattre de l’infanterie contre une infanterie que son uniforme mimétisé empêchait d’apercevoir. Ce n’est pas plus gai : ces hommes éparpillés qui courent à quatre pattes et puis s’arrêtent et puis repartent et puis rentrent dans un trou, c’est de la guerre de lapins. En somme quand l’artillerie tire : guerre de taupes ; quand l’infanterie entre en jeu : guerre de lapins. Je sais bien qu’il y a la charge à la baïonnette, quelquefois avec sonneries et même musique, mais c’est là un incident exceptionnel. La guerre c’est un jeu de cache-cache où les cachettes sont des tranchées, pas même des maisons ou des bois que par précaution l’artillerie arrose sans arrêt de sa pluie de fer et de feu. Ah ! comme c’était triste ce silence pendant la bataille ! Pouvais-je croire que j’étais dans la bataille, que j’étais parmi des hommes qui avaient la rage aux dents et la haine au poing ? Non, j’étais comme encombré par mon enthousiasme, parmi ces hommes tristes et silencieux. Je me rends compte maintenant qu’il faut un patriotisme exceptionnel pour faire la guerre avec frénésie, ou bien alors il faut être officier supérieur, et encore, non, il faut être général pour y mettre cette ardente conviction qui fait gagner la bataille. Les batailles ont été gagnées par un général enfermé dans une chambre, le doigt sur la carte et l’oreille tendue aux renseignements de son état-major ; le troupier, l’officier y ont été pour peu de chose. Chaque fois que j’ai demandé à un officier : « Que faites-vous là ? Pourquoi êtes-vous là ? », il a levé les épaules et les sourcils vers le ciel et ne m’a rien répondu.

La guerre est une chose triste. Croyez-vous que la victoire soit une chose gaie ? La victoire c’est marcher pendant des kilomètres sur un terrain encombré de cadavres, à la poursuite d’un ennemi qui court plus vite que le vainqueur et coupe les ponts derrière lui. Faire des prisonniers, cela ne déchaîne que peu de fierté : le soldat qui se rend est un être lamentable, désarmé, claquant des dents. J’ai fait un prisonnier l’autre jour à Ménil : j’ai commencé par apercevoir deux bottes qui sortaient d’un amas de foin, puis le foin s’est agité et deux bras sont apparus, enfin une face toute pâle au milieu de laquelle deux yeux énormes braqués sur mes yeux. Ce pauvre Badois savait mieux le français que je ne connaissais l’allemand et il a compris que je ne lui voulais pas de mal ; il m’a précédé, comme le bœuf précède le boucher, jusqu’au poste de police. Ce n’est pas égayant de faire un ennemi prisonnier…

Ah ! la guerre, c’est autre chose quand on lit Les Mémoires de Marbot1. A la bonne heure ! mais cette guerre-là, jusqu’à maintenant, je n’en ai rien vu.

A Deneuvre comme à Baccarat, le pillage a sévi. Comment décrire le désordre d’une maison pillée. Chaque pièce est changée en un sordide dépotoir où s’accumulent, s’enchevêtrent, se mêlent et s’éparpillent des feuillets de paroissiens, des clefs, des photographies, des bouteilles vides, des linges de femme, des pantoufles, des bouts de bougies, des boutons, du fil, des aiguilles, des cadres brisés, des lambeaux de rideaux, des débris de vitres, des objets d’étagère, ridicules et maintenant attendrissants, de tout, de tout et de tout. Tous les tiroirs sont brisés et restent ouverts sur un désordre de factures, de papier à lettres, de cartes-postales. Les albums de photographies de famille ont été piétinés, les souvenirs de 1ère Communion déchirés, les certificats d’études lacérées. On sent derrière ce désordre l’ivresse du pillard.

Parmi les mille débris d’une chambre mise au pillage, j’ai trouvé un petit livre, non coupé : c’était Choses Vues de Victor Hugo ; je l’ai ouvert au hasard et je suis tombé sur un chapitre intitulé : « Pillage » et sur la phrase suivante qui relate le pillage de St Domingue : « On ne voyait de toutes parts que des gnômes cuivrés, bronzés, rouges, noirs, agenouillés, assis, accroupis, entassés, ouvrant des malles, forçant des serrures, essayant des bracelets, agrafant des colliers, endossant des vestes ou des robes, brisant, déchirant, arrachant… » Remplacez les gnômes par des gros hommes blonds et roses, et le spectacle dans sa moderne horreur est le même.

1

 Baron Antoine-Marcellin de Marbot (1782-1854), général français, auteur de Mémoires

 

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