9-10 septembre 1914. 3h sous un orage épouvantable, dans une nuit noire.



9-10 septembre 1914. Deyvillers-Dompierre-Rambervillers

Dompierre. Minuit. 3h sous un orage épouvantable, dans une nuit noire. Mon ambulance manque à tout instant de verser. Les hommes arrivent trempés jusqu’aux os. Nous pensions passer la nuit à Dompierre. Déjà trois brancards étaient étendus dans un logis à puces pour le capitaine Gresser, Caussade et moi. Pan ! Départ à 1h.

Trois nouvelles heures de marche sous la pluie, dans une boue invraisemblable, de 1h à 4h du matin. Sur la route invisible, mêlée à la nuit, nous croisons d’interminables files d’artillerie. Je marche pour ne pas m’endormir sur mon cheval.

En entrant à Rambervillers, but de notre marche, je rencontre un général de brigade, seul, avec son cheval, dans un champ. Il vient d’assister au départ de sa brigade pour une destination inconnue. Il rôde dans la nuit, impressionnant de solitude.

Nous entrons au petit jour dans une ville morte que je connais bien. Déjà une âme de pillards cède le pas à notre âme de civilisés. Nous sommes maîtres d’une ville sans habitants. Je m’empare, pour y loger le commandant et ses médecins, d’une des plus confortables maisons de la rue principale. Tout nous sert : vaisselle, draps, pot de miel oublié par les troupes pillardes, et même cette affreuse plume et cette encre horrible qui me permet de griffonner.

Le canon tonne tout près. Deux compagnies du bataillon gardent les voies principales de la ville, les deux autres sont aux tranchées tragiques que j’ai déjà fréquentées par dilettantisme.

Je me sens vaseux, j’ai faim et j’ai sommeil ; je découvre un moulin à café et une cafetière. Et je m’amuse de mon museau, plus amaigri que jamais, penché, par cette matinée de guerre, sur le tourniquet de ce moulin.

Des troupes passent quittant la ligne de feu : les troupiers sont hâves. A la poussière la boue a fait place : ce sont des mottes de boue qui passent. Le 13ème corps nous cède ses places. Bien le merci !

Dans cette pauvre ville pillée et bombardée j’arrive à trouver avec l’appui de mon ami le boulanger Simon trois truites magnifiques, un poulet et une sorte de macaroni détestable. Nous considérons maintenant chacun de nos repas comme notre dernier bon repas, aussi soignons-nous jalousement le menu. Mais quel ennui d’être l’habitant obligé d’une ville sur laquelle pleut le feu du ciel ! J’ai voulu faire un tour du côté des petits jardins fleuris des faubourgs. Joli coin. Je ne songe plus à la guerre. Je vais le nez au vent insouciant et badin. Crac !… un bolide tombe dans un potager voisin de ma rêverie. Oh ! non, être obligé de longer les murs, de courber le dos, de retenir sa respiration par un jour aimable de Septembre, à l’heure où le soleil a fait place à la pluie… Oh ! non, vraiment la guerre moderne est une chose insupportable. Si on les voyait cette vue serait une base à la haine, un tremplin à la rage. Mais on ne les voit pas. On est là, passant inoffensif et gai, dans une venelle fleurie de dahlias. Crac !… un bolide tombe dans un potager voisin de votre rêverie !

  • Facebook
  • Twitter
  • Delicious
  • LinkedIn
  • StumbleUpon
  • Add to favorites
  • Email
  • RSS
Cette entrée a été publiée dans Un Goncourt dans la Grande Guerre, avec comme mot(s)-clef(s) , , , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>