28 août 1914 : De nouveau les convois qui nous avaient envahis partent vers l’Est.



28 août 1914 Deyvillers (Vosges)

La bataille du 28 août vue par Maurice Bedel

La bataille du 28 août vue par Maurice Bedel

De nouveau les convois qui nous avaient envahis partent vers l’Est. Bon signe.

Quelques coups de canon espacés, ce matin de 4h à 10h.

Des artilleurs qui n’avaient plus que des caissons regagnent le feu avec de belles pièces neuves.

A 10h passent quelques prisonniers allemands. Ils sont une douzaine dont un officier : ils sont pitoyables : sans coiffure, sans arme, leur petite veste couverte de boue. Ils ont les cheveux ras : des espèces de condamnés à mort marchant au supplice. Les troupiers les regardent comme des bêtes curieuses mais ne profèrent aucun cri sur leur passage : ils s’amusent surtout de leurs crânes tondus et de leurs mines affaissées.

La canonnade redouble d’intensité. Je n’y tiens plus de curiosité. Je veux aller voir la bataille. Je n’en dis rien à personne pour que le commandant l’ignore, je préviens seulement Caussade et à 1h je pars à bicyclette pour Rambervillers.

A partir de Fontenay les routes sont encombrées de convois. Il y a une boue épouvantable. A Girecourt des chasseurs à pied. A Destord de l’infanterie de marine et de l’artillerie. A partir de Destord plus de troupes sur les routes ; un calme absolu dans un bruit qui commence à devenir formidable. De-ci, de-là un soldat isolé. Dans un fossé je trouve endormi un chasseur du 21ème qui s’est enveloppé dans un morceau de toile du zeppelin. Non loin de lui un cheval mort empoisonne l’air. A droite et à gauche de la route des canons sont mis en batteries, dissimulés dans des fourrés, ce sont des canons longs. A la borne 3kms7 de Rambervillers je trouve des batteries de 75. Je suis absolument seul sur la route. Rambervillers est là tout près. Les villages au nord de Rambervillers lancent vers le ciel de grandes gerbes de flammes : ce sont Roville, Anglemont, Ménil qui brûlent. Le ciel est tout floconneux de fumées d’obus. Je continue à avancer, je voudrais atteindre les batteries d’artillerie lourde que j’entends faire leur gros vacarme un peu plus loin. J’ai bien du mal à me sentir en pleine bataille : un bruit d’enfer, mais pas de mouvement. En arrivant en haut de la côte Saint-Gorgon, au moment où je monte sur ma bicyclette, soudain une décharge colossale part dans mon dos : « C’est sur moi qu’on tire ! » Je me jette dans un fossé de la route, on continue à tirer. Je réfléchis : « c’est trop de bruit pour moi seul, ce sont les batteries de 75 qui tirent. » Je reviens sur mes pas, craignant que des obus allemands ne répondent aux 75. Je m’installe derrière les pièces. Je me présente aux capitaines. Je leur explique ma présence : « J’ai voulu voir une bataille, c’est bien simple. » Cela les amuse. Ils m’expliquent ce qu’ils font : avec leurs 75 ils tirent à 8.000m sur Roville et Anglemont ; ils utilisent pour ce tir si long de nouveaux obus provenant de Bourges, invention récente, différente de l’invention Turpin qu’on expérimente aujourd’hui à St Dié.

Le vacarme de la batterie, mêlé au vacarme des Rimailho1, est insensé. Il semble que depuis une demi-heure je sois entré dans une clouterie. Les pièces tirent un nombre de coups invraisemblable. Le plus curieux c’est qu’elles tirent sur de l’inconnu et que pour le moment on ne leur répond pas. Ce sont les Rimailho, en avant, qui reçoivent les bruyantes réponses de l’ennemi. Je me fais à cette bruyante fanfare, on s’y fait vite, et j’y suis si bien fait que je reconnais, parmi ce chambardement, le vol d’un coléoptère : c’est un bousier qui se dirige vers le crottin des chevaux de la batterie.

Le capitaine aimable auprès duquel je me tiens m’explique la retraite de Sarrebourg.

Depuis le 20 août on ne peut, me dit-il, plus rien obtenir des troupes, tellement Sarrebourg, ses tranchées bétonnées et ses canons les ont démoralisées. Il m’affirme que depuis trois jours nous nous livrons sur Rambervillers au jeu suivant : nous faisons reculer l’ennemi, dans la journée, de 3 à 4 kms. Dans la nuit les hommes se replient et les Allemands s’avancent de nouveau. C’est à se demander s’il n’y a pas là une manœuvre de notre part pour épuiser les Allemands déjà à bout de souffle.

Pendant qu’il me donne ces explications un « Taube » vient virer au-dessus de nous, puis s’éloigne vers Anglemont. Vingt minutes après se produit le cataclysme auquel je ne m’attendais plus, l’arrivée des obus de 151 allemands, de ces fameux obus qui ont tant démoralisé notre infanterie et nos artilleurs. Je causais avec le capitaine quand soudain il m’empoigne par l’épaule, me jette à terre, en me criant : « Couchez-vous, toubib ! » Lui-même se couche et aussitôt un bruit formidable retentit : c’est comme si un nuage de toile se déchirait en mille morceaux : un obus vient de tomber à 500 m de nous. Je n’ai rien vu, seulement entendu. Une minute après, même geste du capitaine : cette fois-ci je me couche mais je regarde : en même temps que l’obus éclate la terre se soulève en une gerbe conique de 5 à 6m de haut, volcan soudain réveillé et soudain éteint. Au 3ème obus, je reste simplement assis, je l’entends nettement arriver. Il éclate à notre droite, à 500m environ. Il en arrive encore un, tir trop court encore.

Et puis c’est tout : notre batterie qui n’a pas cessé de tirer, continue de plus belle. Malheureusement un de ses obus va éclater à quelques cent mètres en avant dans un nuage de fumée : cela permet à l’ennemi de la repérer mieux encore qu’au moyen d’un Taube. Elle est obligée de changer de position et se porte derrière Saint-Gorgon. Je la quitte pour regagner Deyvillers.

Sur la route, des kilomètres de convois, d’artillerie lourde, d’artillerie de 75 vont et viennent. Je peux à peine avancer ; et la boue très grasse fait déraper ma bicyclette entre tous ces lourds camions : je vais de Destord à Girecourt en me faisant tirer par un canon de campagne, dont j’ai pu atteindre le manchon de cuir qui protège la gueule. A Girecourt les hommes font une fusillade nourrie contre un avion allemand qui passe très haut, insouciant.

A Deyvillers on me fête : pensez donc, du bataillon, il n’y a que le médecin qui ait vu le feu !

1 Obus à la mélinite. Emile Rimailho (1864-1954) mit au point le frein du canon de 75. Artillerie lourde à tir rapide.

 

 

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